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La sobriété numérique: un enjeu pressant pour la durabilité

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Dans le domaine de la durabilité nous entendons de plus en plus parler de sobriété numérique, notamment depuis l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) générative. Qu’entendez-vous par cela?

Avec l’irruption dans les médias de la sobriété énergétique, puis de la sobriété numérique, il est vrai que le terme se répand… avec je le crains un risque de rendre le terme galvaudé ou déformé. Selon moi, la sobriété numérique c’est la volonté de diminuer fortement l’impact écologique du numérique par une intervention en amont, en réduisant la consommation de produits et services numériques. Ne pas confondre la sobriété numérique avec l’efficacité énergétique, qui s’efforce de consommer moins d’énergie, donc réduire l’émission de gaz à effet de serre pour un même service. Une telle approche, malheureusement, ne résout pas le problème, voir l’aggrave, puisqu’on oublie au passage toutes les autres pollutions numériques (eau, contamination des sols, impacts de la fabrication, etc.) et surtout on encourage encore plus la surconsommation numérique. L’IA générative, en tant qu’elle vient ajouter de nouveaux services pour répondre à des besoins souvent futiles, n’est qu’une composante de plus de cette surconsommation. Seule la diminution de la consommation (la sobriété) peut conduire à une véritable durabilité.

Quels sont les principaux obstacles à une bonne politique de sobriété numérique et sa mise en œuvre? Pour une personne? Pour une entreprise ou organisation?

Il est en effet intéressant de distinguer ces deux niveaux. Au niveau individuel, il semble plutôt faisable d’adopter des comportements sobres, par exemple en renonçant à l’achat intempestif de dispositifs numériques, mais, comme le montrent d’ailleurs plusieurs collègues de ma faculté, il y a un fossé entre comprendre la nécessité de changer de comportement et adopter effectivement un comportement pro-environnement. Il y a notamment des effets de groupe (normes) qui jouent un rôle important.

Au niveau de l’organisation, c’est encore plus délicat, car les valeurs de la sobriété numérique vont à l’encontre de nos sociétés occidentales actuelles. L’économie, dans sa tendance dérégulée, a besoin de toujours plus de production et de consommation pour tourner à plein régime, ce qui est absurde dans une perspective de sobriété. Bien-sûr, on pourrait penser que les institutions publiques, dégagées de cette pression du marché, peuvent du coup mener une bonne politique de sobriété. Mais il s’avère que le modèle économique a aussi envahi notre monde académique, avec son productivisme, son modèle compétitif, sa quête de l’excellence, etc. Ainsi, « penser sobre » va aussi à l’encontre de bien des secteurs publics. Qui plus est, le numérique a su parfaitement « tromper son monde », d’une part en se présentant comme léger et propre, et d’autre part en s’imposant comme l’évidence pour un futur désirable, «moderne».

L’obstacle principal est donc dans les valeurs de nos organisations, encore trop tournées vers le prestige, l’efficacité, la nouveauté, la rapidité, la performance individuelle.

Avez-vous des exemples de réussite ou d’innovation dans ce domaine à partager avec nous?

Il y a des exemples qui sont positifs, au niveau local. Par exemple, à l’Université de Genève s’est créé un « Repair’lab », qui permet à tout à un chacun de venir réparer et faire réparer du matériel numérique, plutôt que de le remplacer au moindre pépin. Une initiative qui d’ailleurs fait écho aux « repair-café » en place depuis quelques années dans les universités du canton vaudois voisin.  

Cependant, au niveau global, de telles initiatives issues de la communauté universitaire et soutenues par le rectorat sont largement rattrapées par d’autres, plus ou moins visibles, qui vont dans le sens d’un accroissement de la numérisation.

Quelles sont les bonnes pratiques que nous devrions mettre en place pour réduire notre empreinte numérique?  

Ah, les bonnes pratiques… Elles nous rassurent, elles nous mettent sur la bonne voie. Je peux par exemple vous conseiller de compresser vos vidéos, de ne pas enregistrer vos cours ou de prolonger la durée de vie de votre ordinateur, etc. Mais je risque d’en oublier, la liste peut être longue. Et surtout, il ne faudrait pas que ces bonnes pratiques nous dédouanent d’agir plus en profondeur, ce qui, vous l’aurez compris, est indispensable. Qui plus est, certaines bonnes pratiques répandues sont au mieux dérisoires (trier ses e-mails), voire néfastes (utiliser un moteur de recherche « écologique »). Ce qui compte avant tout c’est de prendre conscience du problème dans toute sa complexité, garder un esprit critique face à des solutions trop vite préconisées, et se tenir prêt d’une part à prendre des décisions importantes en matière de sobriété numérique, dans le sens d’une « déconsommation », et d’autre part de résister aux pressions croissantes, notamment industrielle, qui nous précipitent vers un futur «tout numérique». Préférons-lui un futur durable.