ARTICLE: La ville durable idéale doit-elle être verte ?
Par Brigitte Perrin, CFCD, Université de Genève
Immeubles de logement en pierre massive à Plan les Ouates, Consortium Perraudinarchiplein.
Longtemps critiquées, les disciplines de l’aménagement et de l’urbanisme ont intégré, depuis une vingtaine d’années, les principes de la durabilité. D’une part parce qu’elle est devenue une norme imposée par des réglementations (densité, normes énergétiques, transports), mais aussi grâce au fait que les pouvoirs publics, en particulier en Suisse, ont depuis longtemps une forte conscience de la nécessité d’une gestion durable du territoire. Dès 1978, une loi sur l’aménagement du territoire a vu le jour pour faire face à la rareté du sol, à l’économie du sol particulière de la Suisse, qui a nécessité d’urbaniser vers l’intérieur. Les enjeux de densification ont donc été conscientisés depuis longtemps.
Il n’y a d’urbanisme que durable
Le professeur Laurent Matthey, co-directeur du MAS en urbanisme de l’Université de Genève, souligne ainsi qu’il n’est plus vraiment nécessaire d’accoler le terme durable à une formation en urbanisme : « Il me semble que l’association des deux termes est devenue évidente pour les acteurs de l’urbanisme. Il ne peut y avoir d’urbanisme que dans une perspective durable de nos jours. Les professionnels de l’urbanisme sont les premiers à avoir dû faire face aux problèmes de durabilité de nos villes. Ils ont participé à la définition des solutions. »
Pourtant, la notion de ville durable n’a pas la même signification pour les urbanistes et pour le grand public : « l’imaginaire de la ville durable n’est pas la même pour les habitants et les techniciens. Pour les habitants, il s’agit surtout d’une ville verte alors que pour les urbanistes elle a longtemps été d’abord dense et efficiente d’un point de vue énergétique de manière à réduire l’impact environnemental global du système urbain », relève Laurent Matthey. Cependant, la place du végétal et de l’organique dans la ville est en plein essor depuis une dizaine d’années entre autres à cause du changement climatique et de la conservation des sols.
C’est au début du XXe siècle que l’on entend parler pour la première fois du mot « urbanisme ». Ce métier devient alors un corps d’état en France. Avec l’irruption de la ville industrielle, les premiers urbanistes se sont mis à penser à une autre échelle : il fallait remettre de l’ordre dans le bâti désordonné. Cela a favorisé l’émergence de nouveaux métiers tels que les ingénieurs, les géographes, les sociologues. Rapidement, ils ont concurrencé les architectes.
Le végétal dans la ville : une utopie
En Suisse, la formation des urbanistes n’a pas donné lieu à la création d’école d’urbanisme au sens strict. La formation s’élabore d’abord à partir d’une discipline (architecte, géographe, paysagiste, sociologue…) puis d’une spécialisation post-diplôme. Aujourd’hui, les métiers de l’urbanisme se spécialisent de plus en plus. Les architectes-urbanistes ou les géographes-urbanistes restent majoritaires, mais les paysagistes et ou les ingénieurs de l’environnement sont de plus en plus nombreux dans les métiers de la ville. « Les paysagistes ont la capacité à concevoir l’espace à grande échelle à partir du végétal ou de l’organique. », relève la Marlène Leroux, docteur en Science, Architecture et science de la ville de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et coordinatrice du MAS en Urbanisme. « L’imaginaire du végétal dans la ville est une utopie tant que l’on utilisera majoritairement de matériaux inertes tel que le béton. L’utilisation plus systématique des matériaux naturels pourrait être une piste vers la réalisation de véritables « éco-quartiers ».
L’ennemi : le béton
Envisager une ville durable sans béton, c’est une priorité pour Marlène Leroux, en particulier si l’on veut atteindre les objectifs de développement durable. « Les labels que l’on connaît aujourd’hui (ISO, Minergie, 2000Watts) se concentrent sur la performance des bâtiments, ce qui est bien, mais ils ne prennent pas en compte l’énergie utilisée pour arriver à ces performances. Pour évaluer le réel impact écologique d’un bâtiment, il faut considérer le cycle total de la vie du bâtiment, de l’extraction des matériaux à leur acheminement, tout en passant par leur façonnement. Puis il faut considérer l’énergie nécessaire pour démolir le bâtiment en fin de vie. Dans cette logique, la production du béton, par exemple, est particulièrement énergivore et son recyclage encore complexe et à un coût prohibitif. Si on construisait en matériaux naturels, en briques de terres, en bois ou encore en pierres massives, le coût en énergie serait moindre, il n’y aurait pas ou peu transformations et la mise en place de circuits courts plus appropriée. Il ne faut pas penser les villes durables en termes d’aménagement du territoire seulement, de performances énergétiques mais aussi en termes de matériaux et dispositifs constructifs écologiques », conclut la coordinatrice du MAS.
Et qu’en est-il des « smart cities » ? Sont-elles plus durables puisqu’elles permettent souvent d’économiser de l’énergie ? Oui, surtout si l’on parle des transports en commun, de l’éclairage public ou toutes autres fonctions urbaines qui peuvent être optimisées, pour moi, la ville durable idéale doit être aussi « low tech », explique Marlène Leroux. Pourtant, lorsque l’on s’intéresse au « low tech », on touche aux questions de l’imperfection des matériaux naturels, des spécificités de leurs mises en oeuvre, finalement de la complexité de la normalisation de tout ce qui n’est pas issu d’un processus industriel, tant de paramètres insaisissables pour les logiciels d’accréditations souvent obtus de la « smart cities ».
La collaboration, clé de voûte de l’urbanisme de demain
Pour Laurent Matthey, les ODD ont évidemment une influence sur les politiques publiques. « Par l’intermédiaire des administrations qui les déclinent notamment dans leurs appels d’offres ils orientent également la fabrication de la ville, que ce soit du point de vue d’objectif globaux relatifs au climat ou de problématiques plus locales de l’inclusivité dans l’espace public. Ces objectifs traduits dans les appels d’offre déterminent ainsi de nouvelles façons de faire parmi les professionnels. Ces nouvelles façons de faire nécessitent de plus en plus une collaboration fine entre les différents métiers de l’urbanisme ». C’est pour cette raison que le MAS en urbanisme conjoint à l’UNIGE et l’EPFL met point d’honneur à pousser l’interdisciplinarité. Les participants doivent être capables de produire un projet en équipe pluridisciplinaires. « D’ailleurs l’interdisciplinarité est devenue une norme des appels d’offres relève Marlène Leroux.
Apprendre l’urbanisme dans une haute école suisse, c’est aussi apprendre à remettre en question les grandes recettes qui ont fait long feu par le passé. « On ne peut reproduire les mêmes modèles de développement en tous lieux du monde. Il faut toujours tenir compte des lieux. L’urbanisme est un art de la mise en rapport d’un programme et d’un site. Chaque situation est différente. Le changement climatique comme les changements sociaux et économiques rendent plus encore nécessaire la recontextualisation de chaque projet » conclut Laurent Matthey.
Cet article a également été publié dans le magazine UN Special.
10 janv. 2020