Entretien

La parole à… Lucile Davier

Titulaire d’un doctorat en traductologie et en sciences de la communication, Lucile Davier est, depuis le 1er juillet 2022, professeure assistante à l’Unité de français du Département de traduction de la FTI. Au bénéfice de deux bourses FNS, elle a été chercheuse invitée à la KU Leuven (Belgique) en 2012-2013 et chercheuse postdoctorale à l’Université d’Ottawa (Canada) en 2016-2017. Maîtresse-assistante à l’Unité de français du Département de traduction, elle a donné des cours en Ba, en Ma et au niveau doctoral entre 2014 et 2022. Spécialisée dans le domaine de la traduction journalistique, elle est l’autrice de nombreuses publications scientifiques. Elle nous parle aujourd’hui de son domaine de prédilection ainsi que de la traduction bénévole.

See this interview in English


Qu’est-ce qui vous amenée à vous intéresser à la traduction journalistique ?

Ma passion pour les médias ! Après mes études en traduction, je me suis inscrite à une maîtrise en information et communication à l’Université de Genève. Par ce biais, je me suis rendu compte que, dans le métier de journaliste, on est souvent confronté à la traduction, soit parce qu’on couvre des événements dans un pays multilingue, soit parce qu’on s’intéresse à l’actualité internationale. J’ai été fascinée par le fait que les journalistes se distancient de la traduction (ou en tout cas de leur représentation de la traduction) alors qu’ils et elles réalisent quantité de micro-opérations de transfert au quotidien. J’ai alors décidé d’étudier l’influence de la traduction sur l’information. Ce qui me plaît, c’est que la traduction journalistique est un domaine en marge de la traductologie : on y trouve très peu de traductions intégrales d’articles de journaux. Pourtant, la traduction se glisse dans les moindres interstices si l’on prend pour exemples un article sur les résultats d’une étude scientifique parue en anglais, la couverture des votations fédérales dans notre pays ou l’actualité en Ukraine.

Quelles sont les caractéristiques principales de la traduction dans les médias ?

Elle est polymorphe et donc très difficile à appréhender. Ce qui est certain, c’est qu’il est très rare qu’un texte journalistique ait un seul texte source, comme on l’attendrait pour d’autres types de traduction. Un article peut compiler plusieurs sources, dont certaines dans d’autres langues. Il peut y avoir plusieurs traductions ponctuelles (mots, expressions ou citations) dans un article non traduit. De plus, il est possible que certaines traductions soient antérieures à l’article publié, par exemple si cet article s’appuie sur un communiqué de presse déjà traduit par une organisation. Enfin, comme de nombreuses personnes participent à une nouvelle publiée par un média (écriture, vérification, relecture, mise en page, etc.), il est souvent impossible de savoir qui a traduit quels passages.

En outre, la traduction est généralement invisible dans les médias. Premièrement, les journalistes estiment ne pas faire de la traduction, mais plutôt rapporter des informations en s’appuyant parfois sur des sources dans d’autres langues. Deuxièmement, la traduction – et même le multilinguisme – sont souvent effacés dans les articles de presse. Il est très rare qu’on lise « traduit de l’allemand par… » ou « a-t-elle expliqué en ukrainien ». D’ailleurs, j’ai pu constater que les reporters évitaient le plus possible d’utiliser des séquences vidéo avec des personnes s’exprimant dans une autre langue. Par conséquent, les canaux d’information nous donnent souvent une illusion de monolinguisme.

Quels sont les défis actuels de ce champ d’étude ?

Ces caractéristiques de la traduction journalistique posent un certain nombre de problèmes conceptuels et méthodologiques.

D’un point de vue conceptuel, la traductologie est assez mal outillée pour parler de cas de figure dans lesquels il n’existe pas de texte source, car son jargon classique est très binaire (texte source / texte cible ; fidèle / libre ; traduction / adaptation, etc.).

D’un point de vue méthodologique, une simple analyse de texte ne suffit pas à repérer des passages traduits, qui sont souvent présentés comme des passages rédigés dans la langue de l’article. De ce fait, la constitution de corpus parallèles (contenant des textes source alignés avec leur texte cible) est quasi impossible dans le domaine des médias. En allant sur le terrain à la rencontre de journalistes comme je l’ai fait en Suisse et au Canada, on arrive mieux à comprendre quels éléments sont traduits et comment ils le sont. Néanmoins, malgré cette approche, il est impossible, dans de nombreux cas, de savoir avec certitude si certains passages ont été traduits. La multiplication des supports (p. ex. vidéos, podcasts, infographies et posts sur les réseaux sociaux) complique énormément la tâche. En effet, si le web permet assez facilement de chercher du texte dans d’immenses bases de données, la recherche dans des fichiers audio ou vidéo est bien moins aisée.

Quelles solutions peuvent être envisagées ?

Au niveau théorique, de mon point de vue, il suffirait d’élargir les définitions qui sont déjà à notre disposition (p. ex. celle de texte source) et de ne pas rester enfermé dans des oppositions binaires (c’est de la traduction vs ce n’est pas de la traduction). Au niveau méthodologique, les enquêtes de terrain offrent déjà de bonnes possibilités. Les humanités numériques ouvrent de nouvelles pistes, même si celles-ci méritent encore d’être développées. Quant aux bases de données médiatiques, j’ai bon espoir qu’elles incluent de plus en plus de contenu multimodal et le répertorient de manière efficace.

Comment la traduction journalistique vous a-t-elle fait découvrir la traduction bénévole ? Pouvez-vous nous en dire plus sur cet axe de recherche ?

La traduction journalistique recoupe le champ d’étude de la « traduction non professionnelle », qui est actuellement en pleine expansion. En effet, les journalistes qui traduisent n’ont pas reçu de formation en traduction. Lors d’une conférence internationale, j’ai découvert d’autres sous-domaines de la traduction non professionnelle. J’ai notamment été touchée par des études portant sur des formes de traduction engagée, par exemple en faveur de personnes migrantes ou de minorités. En outre, dans mes cours, j’ai pu constater que ces sujets mobilisaient les étudiantes et les étudiants. De fil en aiguille, j’ai décidé de me pencher sur la traduction bénévole dans une association de promotion du végétarisme et du véganisme. Parmi les bénévoles, j’ai été surprise de trouver tant des personnes sans expérience en traduction que des professionnelles chevronnées. Ces bénévoles avaient un point commun : leur véganisme. En effet, l’association insiste sur l’importance de ce choix alimentaire au moment du recrutement. On touche ici à la question de l’identité (peut-on traduire pour la cause végane si l’on n’est pas végane ?), une question essentielle si l’on repense à la polémique déclenchée par la traduction du poème d’Amanda Gorman. J’aime que ma recherche soit en phase avec des problématiques qui préoccupent tant la société que la profession. Or, cette question de l’identité peut être abordée sous de multiples angles et donc donner lieu à une variété d’autres études.