Entretien

LA PAROLE À… FERNANDO PRIETO RAMOS

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Fernando Prieto Ramos est professeur ordinaire et directeur du Centre Transius à la Faculté de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève (FTI). Il occupe actuellement le poste de vice-doyen à la FTI après avoir été doyen de 2014 à 2018. Ses recherches portent principalement sur la traduction juridique et institutionnelle et, en particulier, sur les approches interdisciplinaires et l’assurance de la qualité. Auteur de nombreuses publications, il a reçu plusieurs distinctions académiques, dont un International Geneva Award, décerné par le Swiss Network for International Studies, et un Consolidator Grant pour son projet LETRINT (« Legal Translation in International Institutional Settings »). Il a également été enseignant et chercheur pendant plusieurs années au sein du Centre for Translation and Textual Studies de la Dublin City University. En parallèle, il a traduit depuis 1997 pour plusieurs institutions, dont l’Organisation mondiale du commerce, où il a travaillé pendant cinq ans au sein de l’équipe de règlement des différends en tant que traducteur interne. Dans cet entretien, il nous en dit plus sur le projet LETRINT.

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Pourriez-vous nous présenter en quelques mots le projet LETRINT, ses origines et ses objectifs ?

LETRINT (« Legal Translation in International Institutional Settings : Scope, Strategies and Quality Markers ») est un projet financé par un Consolidator Grant, le premier du genre en Europe dans le domaine de la traductologie. Fondé sur une approche factuelle, il vise à définir l’étendue du domaine de la traduction juridique et institutionnelle, à en décrire les principales caractéristiques et à étudier divers aspects de la qualité des traductions d’un point de vue holistique, en tenant compte du processus, des compétences et du produit.

Ce projet a été motivé en partie par mon expérience de traducteur juridique dans des milieux nationaux et internationaux. J’ai été confronté à des problèmes de qualité qui devraient être abordés dans le cadre de formations spécialisées, en particulier lorsqu’il est question de terminologie juridique et de problèmes, typiques, d’incongruence des systèmes juridiques. J’ai également été amené à travailler sur une grande variété de genres de textes juridiques qui n’avaient pas encore fait l’objet d’études en traduction juridique ou institutionnelle. Lorsque j’ai conçu ce projet au milieu des années 2010, ce domaine bénéficiait d’une attention croissante, mais était encore peu étudié et était principalement axé sur la traduction au sein des institutions de l’Union européenne, de textes législatifs en particulier. Bien que les organisations internationales soient traditionnellement considérées comme des centres de référence pour la professionnalisation de la traduction et que l’accès aux bases de données de textes institutionnels se soit nettement amélioré, le champ d’application au sens large et les caractéristiques spécifiques de la traduction au sein de ces institutions n’avaient pas encore fait l’objet de recherches empiriques.

En qualité de chercheur, j’ai travaillé par le passé sur une approche multi-dimensionnelle de la prise de décisions et sur un modèle de compétence en traduction juridique. Explorer les pratiques institutionnelles dans ce domaine s’inscrivait donc tout naturellement dans la continuité de mon travail et dans le droit fil des priorités stratégiques de notre Faculté et de notre Centre d'études en traduction juridique et institutionnelle (Transius).

Quels défis avez-vous dû affronter dans le cadre de ce projet et comment les avez-vous relevés ?

Le projet a été confronté à de nombreux défis, le principal étant sa portée ambitieuse. Il s’agissait en réalité de trois grands projets en un, une vaste entreprise qui revenait à gérer simultanément plusieurs chantiers. Lorsque LETRINT a été lancé, j’occupais le poste de doyen de la Faculté, un défi supplémentaire du point de vue de la gestion du temps, qui m'a finalement amené à renoncer à un second mandat. Au vu de l’avancée et du caractère ambitieux du projet, sa durée initiale de 5 ans a été prolongée de 21 mois.

Durant la première phase du projet, la constitution des corpus s’est révélée une entreprise colossale. Je m’étais engagé à ce que notre travail débouche sur une cartographie complète de la production de textes dans trois contextes institutionnels représentatifs (les principales institutions de l’UE, l’ONU et l’OMC) et dans trois langues (anglais, français et espagnol). Plusieurs solutions techniques de téléchargement en masse et d’étiquetage ont été nécessaires pour constituer le premier ensemble de corpus (LINST), composé de 1,71 milliard de mots. À des fins de comparaison, tous les textes traduits composant LINST ont ensuite dû être classés selon plusieurs fonctions clés (législation et élaboration de politiques, surveillance de la mise en œuvre, règlement judiciaire et fonctions administratives), dans le but de constituer le corpus parallèle LETRINT 0, un processus extrêmement complexe et chronophage.

Autre gageure : préserver la représentativité de nos données tout en réduisant la taille du corpus afin de faciliter l'alignement et de permettre une annotation humaine fiable. Pour ce faire, j’ai eu recours à des techniques d'échantillonnage stratifié prenant en compte des critères quantitatifs et qualitatifs. Ce type d'approche, novatrice car sans précédent dans le domaine, était risquée, mais elle s'est heureusement avérée fructueuse et a permis de compiler les corpus LETRINT 1 et LETRINT 1+, composés de 7,72 millions et de 0,75 million de mots respectivement. De plus amples informations sur la conception et les caractéristiques des corpus LETRINT, dont une infographie et un panorama des différentes composantes de chaque corpus, sont disponibles sur le site web du projet.

Par ailleurs, nous avons dû travailler en parallèle avec un développeur informatique à l’adaptation d’un concordancier permettant d’exploiter les corpus trilingues LETRINT 1 et LETRINT 1+, puisqu’aucun outil disponible sur le marché ne répondait pleinement aux objectifs du projet. L’outil de recherche qui résulte de cette collaboration, LETRINT-Q, est également disponible en ligne.

Un autre défi qui s’est posé durant la mise en œuvre du projet a été d’assurer la coordination de l'équipe de recherche afin de veiller à l’application uniforme des critères d’analyse du corpus, en vue de la classification des textes selon les fonctions et les genres juridiques, de l'évaluation de l’adéquation des traductions ou de l'annotation des segments de texte, par exemple. Afin de garantir la validité des données et de réduire le risque de distorsions subjectives, j’ai sélectionné avec soin les membres de l’équipe en fonction de leur profil et ai mis en place un certain nombre de garde-fous : double validation, affinement itératif des catégories et mécanismes de concertation sur les classifications problématiques ou les cas limites. Ce processus constitue une véritable valeur ajoutée qu’une annotation automatique ne saurait égaler. Je suis très reconnaissant à chacun et à chacune des membres de l’excellente équipe que j’ai pu mettre sur pied pour leur dévouement.

Mentionnons aussi le défi que représente la triangulation des données obtenues à partir de plusieurs types de sources et institutions. Il s'agit non seulement des corpus de textes, mais aussi des données issues d'entretiens structurés (plus de 30 entretiens menés auprès de 45 responsables de services ou conseillers et conseillères en qualité), d'enquêtes et de ressources institutionnelles (statistiques, documents d’orientation, ressources terminologiques, avis de vacance, lignes directrices, etc.). Le traitement de ces données, passionnant, s’est révélé complexe, compte tenu de la multitude d’aspects quantitatifs et qualitatifs qui ont dû être pris en compte dans une perspective comparative et, parfois, diachronique. Si l'analyse des corpus LETRINT et des entretiens s'est concentrée sur trois contextes institutionnels, certaines enquêtes et études (par exemple, sur les profils des traducteurs et traductrices, les descriptifs de poste ou l'utilisation d'outils) ont concerné jusqu'à 24 organisations internationales.

Quels résultats ce projet a-t-il donnés et quelle contribution apportent-ils à la traduction institutionnelle ?

Compte tenu de leurs caractéristiques uniques, les corpus LETRINT fournissent en eux-mêmes une contribution majeure au domaine et peuvent être utiles à d'autres études de corpus. Ils sont accessibles en ligne, gratuitement. Le processus exhaustif de cartographie textuelle et contextuelle nous a permis de décrire de façon empirique le vaste champ de la traduction juridique institutionnelle du point de vue de la production de textes multilingues, selon leur fonction et leur genre juridiques. La cartographie nous a également permis d'affiner une matrice de classification des textes propres au domaine et de saisir les points communs et les différences entre les contextes analysés. Le recoupement de la cartographie textuelle avec les résultats des enquêtes menées a confirmé que la traduction juridique occupe une place plus importante à la Cour de justice de l'UE (CJUE), auprès des tribunaux internationaux et auprès des institutions législatives de l'UE, qu’à l'ONU dans son ensemble et dans d'autres organisations intergouvernementales, où notre cartographie a révélé des volumes de traduction plus conséquents en ce qui concerne les procédures de suivi. Cependant, la spécialisation juridique en traduction est la plus répandue dans l’ensemble de ces institutions.

Nos résultats mettent également en évidence une relation très nette entre le nombre de langues officielles et les variantes du multilinguisme, tel qu'il est mis en œuvre dans chaque contexte juridique. Les données obtenues témoignent des hiérarchies juridiques, textuelles et linguistiques sous-jacentes qui prévalent en matière de directionnalité, de stratégies et d'assurance-qualité de la traduction, ainsi que d’interprétation des textes multilingues. Si l’on fait exception de la CJUE, où le français reste la principale langue de travail, l'anglais, véritable lingua franca, prévaut dans tous les contextes. Par ailleurs, les principaux genres de textes législatifs et juridictionnels, tels que les règlements et les arrêts, y sont parmi les moins traduits en externe et les plus révisés. Cette pratique s’inscrit dans une tendance récente, qui privilégie des approches plus structurées en matière d'assurance-qualité de la traduction, en particulier au sein des institutions de l'UE. Le rôle joué par les responsables des services de traduction dans la mise en œuvre des systèmes d'assurance-qualité a également été examiné sur la base des informations issues des entretiens et des descriptifs de poste.

Caractéristique distinctive des textes juridiques et indicateur de compétence et de qualité en traduction juridique, la terminologie a été utilisée comme un marqueur clé pour établir des liens entre le processus, les compétences et le produit. Dans le cadre de l'analyse des caractéristiques du discours et, en particulier, de la densité de plusieurs catégories terminologiques et phraséologiques, LETRINT a mis en évidence un degré élevé d'hybridité discursive et thématique dans des genres clés du droit international et de l’UE. Les différences les plus notables portent sur la terminologie des domaines non juridiques, en fonction des principaux champs d’action de chaque institution. Par exemple, les textes de l’OMC renferment davantage de termes économiques.

Les résultats issus de l'annotation de notre corpus fournissent également les premières indications empiriques du genre sur les niveaux de difficulté d’ordre terminologique propres à la traduction des discours juridiques internationaux. Ces résultats alimentent aussi le débat plus large sur ce qui peut être considéré comme un « problème » de traduction, en fonction du profil du traducteur ou de la traductrice et de l'effort cognitif nécessaire à la prise de décision. D'après les scores de difficulté obtenus, la catégorie la plus difficile à traduire est la terminologie juridique nationale, en particulier lorsqu'il est question de termes désignant des entités et des concepts singuliers.

Ces termes sont souvent associés à des questions d'asymétrie juridique, qui nécessitent de solides compétences en traduction juridique. La corrélation entre singularité des concepts juridiques et difficulté de traduction correspond également aux résultats de notre analyse concernant l’adéquation et la cohérence des traductions de plusieurs termes juridiques illustratifs, ainsi qu'aux lacunes constatées dans les fiches de termes juridiques des bases de données terminologiques institutionnelles. Une étude plus récente s’intéressant aux traductions automatiques neuronales de cette même terminologie (à paraître l'année prochaine) met en évidence des difficultés similaires. Les problèmes terminologiques figurent également parmi les erreurs de traduction examinées dans notre analyse des corrigenda publiés par les organisations internationales, une source extrêmement précieuse pour en savoir plus sur le contrôle de la qualité et les processus de correction formelle des traductions institutionnelles.

En ce qui concerne les liens entre les compétences, la prise de décision et la qualité du produit en traduction juridique, nous avons constaté, par exemple, d'importantes différences dans l’utilisation et la perception des ressources utiles en traduction juridique, en fonction de la spécialisation des traducteurs et traductrices. Dans une perspective plus large et plus diachronique, nous avons mené une analyse comparative des avis de vacance dans les métiers de la traduction, qui nous a permis d’étudier les besoins en compétences et les critères de recrutement au sein des institutions analysées, y compris la spécialisation par domaine et l'intégration progressive des compétences technologiques dans les descriptifs des postes. Plus récemment, nous avons interrogé des professionnels de la traduction institutionnelle au sujet de l'utilisation des outils d’aide à la traduction et des effets de la traduction automatique neuronale sur le processus de traduction, les compétences requises et la qualité du produit. Les résultats de cette enquête, ainsi que les conclusions de nos tests concernant l’incidence de la spécialisation par domaine sur l’efficacité du contrôle de la qualité, seront rendus publics dans les mois à venir. Pour cette dernière phase du projet, un cadre d'évaluation de la qualité a été élaboré à la suite d'un examen approfondi des approches et des normes professionnelles, académiques et institutionnelles. Vous trouverez de plus amples informations concernant les résultats du projet sur le site web LETRINT.

Dans l'ensemble, les résultats de LETRINT contribuent à approfondir et à nuancer la compréhension des aspects mentionnés précédemment, et peuvent appuyer la formation spécialisée et favoriser des améliorations institutionnelles, y compris le développement de ressources, le perfectionnement professionnel, la gestion des flux de travail, les politiques de recrutement et d'autres mesures d'amélioration de la qualité. Nos premiers résultats concernant les bases de données terminologiques, par exemple, ont déjà contribué à de nouvelles initiatives visant à réviser des fiches de termes juridiques disponibles dans la base de données UNTERM.

À quels autres projets participez-vous ?

Je participe au projet EFFORT (« European Framework for Translation »), du programme « Strategic Partnerships » de l’UE, en qualité de membre du comité de gestion et coordinateur du groupe de travail sur la traduction juridique. Je suis également membre du comité de gestion du projet COST LITHME (« Language in the Human-Machine Era ») depuis sa conception, et je co-préside son groupe de travail « Law and Language ». Depuis quelques années, je collabore également à de nouvelles recherches sur la traduction institutionnelle avec plusieurs partenaires 4EU+ et suis membre du comité consultatif du projet PIETRA sur les pratiques de l’Église catholique en matière de traduction institutionnelle. Actuellement, je dirige un numéro spécial de The Interpreter and Translator Trainer et co-dirige un nouveau numéro de Jurisprudence - Revue Critique.