Février 2020

Entretien

La parole à...François GRIN

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François Grin est Professeur ordinaire à la Faculté de traduction et d’interprétation (FTI) où il enseigne l’économie au niveau du Bachelor et des Maîtrises, et où il dirige l’Observatoire ÉLF (Économie-Langues-Formation). Il s’est spécialisé en économie des langues et en économie de l’éducation, ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques dans ces domaines. Auteur de très nombreuses publications scientifiques, il a également piloté plusieurs projets de recherche d’envergure internationale. Il préside la Délégation suisse à la langue française. Dans cet entretien, il nous parle de l’importance du multilinguisme, des politiques linguistiques et des activités de l’Observatoire.


Professeur Grin, pourquoi le multilinguisme est-il si important ? 

D’abord, il est toujours utile de situer la traduction et l’interprétation (T&I) dans un contexte social, politique, économique et culturel plus vaste, et donc chercher à comprendre comment ce contexte l’influence. C’est particulièrement important pour expliquer la demande pour les services de T&I, qui ne tombe pas du ciel et qui résulte de facteurs parcourant ce contexte. Celui-ci doit être multilingue, faute de quoi il n’existerait plus de demande pour ces services et, partant, pour les compétences enseignées à la FTI. Ensuite, la recherche en économie des langues nous montre que le multilinguisme est, en termes d’efficience comme d’équité, nettement préférable à l’uniformité : ainsi, l’équipe de l’Observatoire a pu démontrer statistiquement qu’il existe une corrélation positive et significative entre multilinguisme et créativité. Par ailleurs, nous avons fourni des estimations des transferts injustifiés qu’occasionne l’uniformité linguistique, montrant par là que la diversité est plus équitable. 

Alors comment s’assurer que le multilinguisme ne disparaisse pas ? 

Le monde est aujourd’hui multilingue grâce à la diversité existante des langues. Mais outre que le multilinguisme est susceptible d’érosion (surtout dans une ère de mondialisation), beaucoup prétendent qu’il entraîne des pertes de temps, qu’il coûte trop cher ou que c’est trop compliqué. Cela revient à accepter sinon l’hégémonie linguistique, du moins une forte dominance de l’anglais dans la vie académique, scientifique, technologique, commerciale, diplomatique, etc. Qu’il s’agisse de l’anglais ou d’une autre langue n’importe pas : le danger, c’est l’uniformité elle-même. Dans ce contexte, la diversité des langues doit être soutenue par des politiques linguistiques qui garantissent le multilinguisme. Ces politiques linguistiques sont donc essentielles pour la T&I, et tel est notamment le sens d’avoir, au sein de la FTI, une unité comme l’Observatoire ÉLF. 

Pouvez-vous nous donner un exemple de politique linguistique ? 

Il en existe de toutes sortes, touchant à la place des grandes langues nationales, des petites langues minoritaires ou des langues de l’immigration. Utilisées à bon escient, les politiques linguistiques servent à protéger et promouvoir la diversité des langues. Par exemple en posant qu’un pays ou une organisation internationale aura plusieurs langues officielles. Il faudra alors traduire des textes législatifs, interpréter des débats parlementaires, ou garantir que les prescriptions de sécurité pour différents appareils ou les indications posologiques pour les médicaments soient disponibles dans plusieurs langues. La protection des langues minoritaires suppose en général de soutenir les médias dans ces langues, avec des besoins concomitants en T&I pour la production de contenus radio, télévisuels, voire sur Internet. 

Mais comment décider quelle politique linguistique adopter ? 

Si l’on envisage une intervention au moyen d’une politique publique, c’est parce qu’on en attend des retombées positives ; or toute intervention entraîne des coûts. En politique linguistique comme ailleurs, il faut donc peser le pour et le contre de chaque scénario. Il ne s’agit pas que de questions d’argent, bien au contraire : les coûts et bénéfices symboliques sont tout aussi importants, et parfois même davantage. Pour évaluer les avantages et inconvénients, on peut s’appuyer sur les sciences économiques et sociales, et notamment sur la spécialité transversale qu’on appelle l’analyse de politiques. Elle permet d’aborder les politiques linguistiques de la même façon que d’autres politiques publiques, et d’identifier les politiques qui offrent le meilleur ratio d’avantages (matériels et symboliques) par rapport aux inconvénients. 

Comment caractériser l’apport de l’Observatoire à la FTI, notamment dans son environnement scientifique et institutionnel ? 

Le travail de l’Observatoire ÉLF est profondément interdisciplinaire et il existe très peu d’unités de recherche de ce type. Cette ouverture nous aide à contribuer de façon spécifique au positionnement de la FTI et à son profil international. Prenons par exemple le projet européen MIME (2014-2018) sur « le défi du multilinguisme pour le citoyen européen », coordonné par l’Observatoire et réunissant des chercheurs de 11 disciplines. Ou encore le projet CreaQuest (2015-2016) et ses recherches sur les liens entre multilinguisme et créativité, combinant sociolinguistique et psychométrie. À l’Observatoire, nous assurons aussi le pilotage de la revue Language Problems and Language Planning (la plus ancienne revue scientifique internationale en politique linguistique), et nous sommes impliqués dans plusieurs autres entreprises interdisciplinaires, comme la préparation (en co-direction avec des collègues au Royaume-Uni, au Canada et en Australie) du Routledge Handbook of Language Policy and Planning. Avec sa quarantaine de chapitres, ce Handbook devrait être le premier ouvrage de référence qui aborde véritablement les politiques linguistiques comme des politiques publiques. 

Merci, Professeur Grin. Un mot pour conclure ? 

Plutôt une réflexion sur le positionnement de la T&I face à l’évolution contemporaine du multilinguisme. Avec le développement de la traduction automatique et la diffusion croissante, dans certaines catégories socio-professionnelles, de compétences en langues étrangères (notamment en anglais comme langue seconde), les traducteurs et les traductrices n’ont plus le monopole de la maîtrise conjointe de la langue source et de la langue cible. Tendanciellement, cela transforme, et parfois érode, la demande pour les activités traditionnelles de traduction et de révision, mais sans pour autant les rendre caduques. Par ailleurs, ces évolutions elles-mêmes font naître de nouveaux besoins. Certains de ces besoins concernent l’appui direct aux utilisateurs et utilisatrices en contexte institutionnel multilingue. D’autres s’apparentent à la révision traditionnelle, mais s’en distinguent par le parcours du texte « en amont ». Parfois, il s’agit de compléter la post-édition ; mais de plus en plus, il s’agit de reprendre des textes rédigés dans une langue X par des personnes de langue maternelle Y qui tendent parfois à surestimer leur maîtrise de X… On se retrouve ainsi à mi-chemin entre le copy-editing et la retraduction, ce qui requiert une excellente maîtrise de la langue qui a inspiré le texte initial lors de sa rédaction, et les personnes formées à la traduction sont bien placées pour la fournir… mais tout cela débouche sur d’autres questions, qui pourraient faire l’objet d’un autre entretien !