Entretien

LA PAROLE À… KILIAN SEEBER

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Kilian G. Seeber est professeur à la Faculté de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève. Directeur du Département d’interprétation jusqu’en 2022, il a rejoint l’équipe dirigeante de la FTI en 2018 en qualité de vice-doyen de la faculté. Ses recherches portent surtout sur les dimensions cognitives de l’interprétation, notamment le traitement multimodal. Kilian Seeber dirige deux laboratoires de recherche à la FTI, au sein desquels il explore le rôle que peuvent jouer les nouvelles technologies tant dans la recherche (LaborInt) que dans la formation (InTTech). Par ailleurs, il a organisé des cours de formation pour les institutions européennes et les Nations Unies, et a participé au développement du Master of Advanced Studies (MAS) in Interpreter Training, dont il assure la direction des programmes. Dans cette édition de l’e-bulletin, il nous en dit plus sur le métier d’interprète à l’ère de l’intelligence artificielle (IA).

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Professeur Seeber, les médias regorgent d’articles prédisant la disparition de professions entières, face aux progrès rapides de l'intelligence artificielle (IA). Parmi elles, les professions langagières, dont on annonce la mort imminente. En tant que vice-doyen de la faculté, que pensez-vous de ces prophéties apocalyptiques ?

Pour paraphraser Mark Twain, je serais tenté de dire que les rumeurs sur la mort des professions langagières sont fortement exagérées. Il est vrai que les progrès réalisés récemment dans l'application des grands modèles de langage (LLM) aux chatbots entretiennent l'illusion d'une intelligence artificielle douée de conscience. En réalité, il est toujours bel et bien question de machines, c’est-à-dire d'outils. Ces outils imitent le langage humain ; ils sont de plus en plus autonomes et capables de traiter de grandes quantités de données en très peu de temps. Par conséquent, ils recèlent un énorme potentiel susceptible de faciliter, à bien des égards, la tâche des professionnelles et des professionnels du langage. Cela dit, en fonction des données utilisées pour entraîner ces outils et des instructions fournies pour interagir avec eux, ils ont tendance à reproduire les mêmes erreurs. Bien que je ne voie pas les outils d'IA remplacer l'intelligence humaine dans de nombreuses professions linguistiques, il n'est ni réaliste ni même souhaitable de faire machine arrière. Au contraire, nous devons nous poser des questions fondamentales, en nous demandant où, quand et comment nous pourrions et devrions intégrer ces outils dans le processus pour le rendre plus efficace et plus performant.

Vous êtes expert dans le domaine de l'interprétation de conférence. On dit parfois que les métiers de la traduction sont plus ouverts à la technologie que ceux de l’interprétation et ont intégré rapidement ces outils dans leur flux de travail. Est-ce vrai, et peut-on dire que les interprètes de conférence sont dépassés par les événements ?

On peut effectivement dire que les traducteurs et traductrices ont adopté de nouveaux outils tels que les mémoires de traduction et la traduction automatique dans leur flux de travail bien avant les interprètes. Cela dit, c'est un peu une évidence. L'une des différences fondamentales entre la traduction et l'interprétation, surtout simultanée, est l’aspect temporel. C’est-à-dire que les traducteurs et traductrices ont le temps de rédiger, remanier, réviser et corriger leur texte. Ce temps est un luxe que les interprètes n'ont pas. Ce n'est que très récemment que la technologie a donné naissance à des outils pouvant être intégrés dans un processus de prise de décision extrêmement rapide, qui ne laisse à l’interprète que très peu, voire pas de temps pour se corriger. De plus, en traduction, on travaille sur un texte écrit, qui suit des règles plus strictes qu’un discours oral. Ce dernier n'est pas seulement moins bien formé qu’un texte écrit, mais il est aussi fortement lié au contexte, et le moindre élément, tel un accent, peut constituer un obstacle majeur pour un outil. Ce n'est que récemment que les outils d'IA spécialisés dans la reconnaissance et la traduction de la parole sont devenus suffisamment rapides et fiables pour apporter une valeur ajoutée au processus d'interprétation.

Vous faites référence aux contraintes de temps auxquelles font face les interprètes, et au fait que tout outil devrait être à la fois rapide et fiable pour les aider, et non les ralentir, dans leur travail. À quoi ressembleraient ces outils ? Sont-ils déjà disponibles, ou relèvent-ils plus de la science-fiction que de la science tout court ?

Pour l’instant, nous ne disposons pas d’un modèle complet du processus d'interprétation simultanée, mais nous connaissons certains facteurs qui tendent à rendre ce processus plus difficile. Il s’agit d’éléments du discours qui nécessitent des capacités de traitement supplémentaires ou qui ralentissent le processus : les noms propres, les chiffres, les abréviations, les acronymes et les termes très techniques. Étant donné que leur traitement est souvent principalement basé sur les mots, plutôt que sur le contexte, il n’est pas exclu que les outils d'IA puissent faciliter le travail de l'interprète en les identifiant et, le cas échéant, en suggérant même une traduction. Il ne s’agit plus de science-fiction et des projets pilotes sont actuellement menés dans plusieurs organisations internationales pour tester leur viabilité dans des contextes réels.

Vous dites que ces systèmes sont déjà en cours de test. Avec votre équipe de recherche, travaillez-vous dans ce domaine ?

Tout à fait. Plutôt que de nous intéresser à la facilité d’utilisation, nous étudions les effets de l'intégration de ces technologies dans le processus d'interprétation, un intérêt probablement dû à notre tradition de recherche et à notre expertise dans ce domaine. J'ai mentionné la possibilité d’« augmenter » le processus d'interprétation en déchargeant l’interprète de la compréhension et peut-être même de la traduction de certaines parties du discours (comme les noms propres, les nombres et les acronymes) et en transférant ces tâches à la machine. À ce stade, nous en savons très peu sur la manière dont les interprètes arrivent à intégrer ces informations dans leur flux de travail. En fait, il ne suffit pas de savoir que ces parties du discours sont correctement prononcées. Nous cherchons à déterminer si cette « augmentation » nécessite un effort supplémentaire qui aurait un effet néfaste sur l'interprétation globale. En d'autres termes, même si un outil d'IA est capable d'identifier correctement un chiffre, ce chiffre sera inutile si l'interprète n'est pas en mesure de l’intégrer dans une phrase qui a du sens et qui reflète fidèlement l'original. Nous étudions précisément les coûts et les bénéfices potentiels que pourrait représenter l'intégration de ces composants « augmentés » dans le processus d'interprétation simultanée.

Qu'en est-il de la formation ? Les outils d'IA peuvent-ils apporter une valeur ajoutée à la formation des interprètes de conférence ?

En fait, ils peuvent être utiles de bien des façons. Nous utilisons déjà des outils alimentés par l'IA dans notre programme de Maîtrise en interprétation de conférence, où nous avons récemment mis en place une série de séminaires consacrés exclusivement à l'utilisation des nouvelles technologies. Comme les chatbots basés sur les LLM ont été conçus pour imiter la façon dont les humains communiquent, ces outils peuvent être utilisés pour créer des contenus de formation destinés aux interprètes. Ils peuvent également servir à rationaliser le processus de préparation en extrayant la terminologie des documents de référence ou en les résumant. En intégrant ces nouveaux outils dans notre programme de formation, nous visons un double objectif : enseigner aux étudiantes et aux étudiants comment interagir avec eux de manière efficace (car les résultats varient considérablement selon les instructions suivies), mais aussi comment les utiliser avec un esprit critique, en ayant conscience de leur potentiel et de leurs limites. En ce qui concerne l'utilisation de l'IA en cabine, nous devons mieux comprendre son incidence sur le processus d'interprétation : une fois que nous aurons obtenu des résultats de recherche fiables, nous les intégrerons dans notre méthode de formation.