Le Journal: En quoi consiste le projet de recherche «Resilient Forest Cities»?
Antoine Acker: Il s’agit d’un projet multidisciplinaire et interuniversitaire que je coordonne avec des géo-anthropologues, des spécialistes des littératures indigènes, des urbanistes et des archéologues. Il s’intéresse aux ruines des projets de développement menés en Amazonie dans l’après-guerre. Les dictatures des pays latino-américains se lançaient alors à la conquête de la forêt amazonienne, avec l’ambition de la transformer en énorme réserve de matières premières. Elles y voyaient aussi une aubaine pour la production agricole, à une période où la demande de viande et de soja commençait à croître à l’échelle mondiale. Des projets de développement, des barrages et des villes ont alors vu le jour. Les gouvernements se sont mis à extraire des ressources minières, à chercher du pétrole… Cela a été le rush sur les ressources amazoniennes. Ces projets n’ont toutefois souvent pas fonctionné.
Pourquoi?
L’écologie très complexe de la forêt amazonienne, en particulier le mécanisme de nutrition des sols, n’était pas maîtrisée. De plus, les connaissances des peuples autochtones, qui savaient pourtant très bien gérer l’agriculture en Amazonie, ont été complètement méprisées. On préférait tout raser pour mettre en place de l’élevage ou des plantations. Sauf que sans forêt, il n’y a plus de productivité: les sols s’assèchent et l’écosystème se transforme au bout de quelques années seulement en savane. Ces projets n’ayant pas eu le succès escompté, les grands exploitants agricoles ont par ailleurs sous-payé les travailleurs, engendrant pauvreté, criminalité organisée, prostitution, etc. C’est le désastre du développement amazonien.
Que cherchez-vous dans ces ruines?
Resilient Forest Cities explore l’histoire de ces villes agricoles ou minières, leur développement et ce qu’il en reste, la plupart d’entre elles étant tombées en désuétude alors qu’elles étaient des prototypes de modernité et avaient pour ambition de «civiliser» la forêt. Le cas le plus connu est celui de Fordlândia, une ville créée par Henry Ford à la fin des années 1920 sur le modèle des petites villes américaines du Midwest qui a été abandonnée pendant des décennies et où des gens se sont réinstallés aujourd’hui. Notre projet étudie, pour une demi-douzaine de cas, comment la nature a repris ses droits et qui sont les personnes qui occupent aujourd’hui ces territoires délaissés. Je me suis plus particulièrement intéressé à la ferme bovine de Volkswagen, un projet créé en 1973 avec le concours du régime militaire. L’entreprise a été un échec commercial, même si la portion de forêt entièrement déboisée équivaut à la taille du Luxembourg. Après l’abandon du projet à la fin des années 1980, le lieu a vécu sa propre histoire avec l’occupation de familles de sans-terre qui ont essayé de créer des modèles agricoles alternatifs, la présence de braconniers qui ont tenté d’y ouvrir de nouveaux ranchs, l’État qui y a trouvé des traces d’uranium…
Comment pourront être exploités les résultats du projet de recherche?
Ce champ d’étude a été inexploré jusqu’ici. Les universitaires ont longtemps considéré qu’un endroit abandonné n’était pas intéressant. Pourtant, l’étude de ces transformations peut nous aider à faire face aux défis écologiques qui nous attendent. D’une certaine manière, dans la forêt amazonienne, rien ne se perd, tout se transforme. C’est très instructif d’observer comment des régions qui ont été largement détruites pour des motifs économiques peuvent renaître ou d’étudier comment une terre déboisée peut retrouver sa biodiversité en quelques décennies. Notre projet de recherche met aussi l’accent sur le travail de soins apporté à l’environnement. Beaucoup des anciens travailleurs reviennent dans les plantations abandonnées pour s’occuper de la nature. Ils préviennent les services de protection environnementale quand un animal sauvage est perdu, ils vérifient qu’il n’y a pas de braconniers… Ils sont attachés au lieu et y mènent en quelque sorte une gestion environnementale dont on peut apprendre. On constate en effet que les activités recréées dans ces endroits sont beaucoup plus respectueuses de l’environnement.
Comment l’événement prévu à Uni Mail s’inscrit-il dans vos recherches?
Ces villes ont connu, après leur abandon, un nombre impressionnant de transformations qui témoignent de l’ampleur des enjeux autour de la terre dans cette région. Les peuples indigènes revendiquent l’Amazonie comme leur terre ancestrale. Mais une partie de ces terres a déjà été exploitée, ce qui a généré de nombreux conflits autour des titres de propriété. Si la Constitution brésilienne protège, depuis 1988, les terres indigènes (appelées «terres démarquées» au Brésil), beaucoup de parcelles sont toujours en cours de démarcation. Les processus juridiques sont extrêmement longs et, à côté de cela, la loi brésilienne contient aussi des mécanismes permettant aux personnes qui ont acquis des terres illégalement d’en devenir propriétaires. Le documentaire raconte l’histoire des luttes indigènes pour inscrire les démarcations dans la loi brésilienne.
Ce documentaire se veut donc un film historique?
Oui, mais c’est une histoire qui n’est pas achevée. Certes, ce droit d’accès a été instauré dans la Constitution, mais il est constamment remis en question par le lobby de l’agroalimentaire. Lequel est extrêmement puissant au Brésil: il finance les campagnes électorales et fait élire, y compris par le biais de la corruption, de nombreux députés ou sénateurs qui sont souvent, par ailleurs, de grands propriétaires terriens. Ce lobby essaye par tous les moyens d’affaiblir l’accès des indigènes à la terre. Et même si aujourd’hui, il y a un gouvernement de gauche au Brésil – dont les écologistes et les indigènes sont une composante importante –, le président Lula cible la croissance du pays, notamment à l’aide du pétrole, et Petrobras – l’entreprise pétrolière brésilienne – tente de s’approprier des terres protégées pour forer en Amazonie. On peut aussi citer les grands travaux étatiques, comme la construction du barrage de Belo Monte, qui a conduit à l’expulsion de dizaines de milliers de personnes indigènes.
Si le film retrace l’histoire de cette lutte, le débat permettra, quant à lui, d’évoquer les enjeux actuels. Quels sont-ils?
Beaucoup de questions restent en suspens. Est-on arrivé à un point de non-retour? Si le déboisement continue, cela aura des conséquences sur le climat international en accélérant le changement climatique. Aujourd’hui, le défi est non seulement d’arrêter de déboiser l’Amazonie, mais aussi de réfléchir à la façon dont les parties déjà déboisées peuvent redevenir de la forêt. Au Brésil comme dans le monde entier, la situation des peuples indigènes est très difficile. L’un de leurs principaux outils de lutte reste le soutien de la communauté internationale. C’est pour cela qu’il est important que le public, et notamment les étudiantes et étudiants, se mobilise pour cet événement. Nous participons en effet toutes et tous de manière indirecte à la déforestation en Amazonie. Cette soirée permettra donc aussi de comprendre ce que peut être notre rôle face à ce problème qui nous concerne.