26 septembre 2024 - Anton Vos

 

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KalAO offre une meilleure vue à Euler

Un système d’optique adaptative a été installé sur le télescope suisse de 1,2 mètre de diamètre afin de corriger les effets de la turbulence atmosphérique. Il permettra notamment de réaliser des images des compagnons stellaires autour d’étoiles proches et participera à la recherche d’exoplanètes.

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Le télescope Euler dans sa coupole, avec l'instrument KalAO sans son enceinte de protection. Image: J. Hagelberg


Quand, en février dernier, il se rend pour une dizaine de jours au chevet du télescope genevois Euler de La Silla, dans les Andes chiliennes, Damien Ségransan ne déroge pas au rituel qu’il a instauré lors de ses missions scientifiques. Celui de consacrer chaque jour une ou deux heures à courir dans le désert qui s’étend à perte de vue. Avec les repas et les périodes de sommeil – trop courtes –, ce sont les seules coupures que le professeur associé au Département d’astronomie (Faculté des sciences) s’octroie entre deux séances de travail. Cela permet aussi à son esprit de s’évader un peu, favorisant l’élaboration de solutions aux problèmes auxquels le chercheur fait face. Le défi du moment consiste à mettre en service un tout nouvel instrument d’«optique adaptative extrême», nommé KalAO. Récemment installé sur un des côtés du télescope suisse de 1,2 mètre de diamètre d’ouverture, l’instrument doit permettre de corriger les perturbations introduites par les turbulences atmosphériques. Il s’agit en d’autres termes d’améliorer le pouvoir de résolution d’Euler d’un facteur 10. Mais, en ce début de mission, les résultats obtenus ne sont pas encore totalement satisfaisants.


Une course à pied dans le désert devrait permettre d’y voir plus clair. En mettant le nez hors de la station, installée à près de 2400 mètres d’altitude, Damien Ségransan ne peut s’empêcher d’admirer, une fois de plus, le panorama majestueux qui s’offre à lui. Construit par l’ESO (Observatoire européen austral) dans l’extrême sud du désert de l’Atacama, l’observatoire de La Silla compte une vingtaine de télescopes qui s’égrènent comme autant de perles brillantes le long d’une crête rocheuse dominant les montagnes environnantes.


Entre les deux imposants appareils de 3,6 mètres de diamètre de l’ESO se niche Euler, un des fleurons de l’astronomie suisse, géré par – et la plupart du temps depuis – l’Université de Genève. Le télescope est toujours équipé du spectrographe Coralie, qui a permis depuis 1998 la découverte de plusieurs dizaines de planètes extrasolaires dans le ciel austral grâce à la technique dite des vitesses radiales. Une caméra servant à détecter le transit d’exoplanètes devant leur astre est également fixée sur un autre côté de l’appareil d’observation. Le troisième point d’attache d’Euler est désormais occupé par KalAO.

Front d’ondes bosselé

À ce stade, la mise en service de KalAO bute sur des problèmes liés à l’analyse de la turbulence atmosphérique et au contrôle d’un mécanisme très fin qui se déplace jusqu’à 2000 fois par seconde. L’instrument lui-même, le hardware selon le jargon des spécialistes, fonctionne à merveille.
Il faut dire que KalAO, fabriqué dans les ateliers de l’Observatoire à Sauverny, près de Versoix, est un bijou en matière d’instrumentation astronomique. Concrètement, l’instrument est conçu pour recueillir la lumière captée par le télescope et, grâce à un miroir semi-transparent, la diviser en deux parties. La première passe par un dispositif optique sophistiqué qui permet de mesurer l’altération de ce qu’on appelle le «front d’ondes», l’image en quelque sorte, venu des étoiles. S’il n’y avait pas d’atmosphère, ce front d’ondes serait parfaitement plan. Mais la présence de l’air et de ses turbulences le déforme, ce qui, en pratique, se traduit par l’impossibilité, depuis la surface terrestre, d’obtenir une image des étoiles observées qui soit plus nette que la résolution angulaire d’un télescope de 11 centimètres, que l’on trouve facilement dans le commerce.

Une fois la mesure prise à un instant donné de cette déformation du front d’ondes, celle-ci est transmise à un ensemble de quelque 140 «actuateurs» disposés juste en dessous d’un très mince miroir de 2 millimètres de diamètre. En réponse à ce signal, les petits dispositifs montent ou descendent localement la surface réfléchissante de quelques micromètres de manière à redresser le plus parfaitement possible le front d’ondes.

La partie de la lumière captée par Euler n’ayant pas servi à cette analyse de la perturbation atmosphérique est, quant à elle, directement acheminée vers une caméra scientifique. L’image obtenue, originellement floue, est alors corrigée grâce à la déformation du petit miroir. La prouesse de KalAO est qu’il réalise ce processus en une fraction de milliseconde et qu’il le répète 2000 fois par seconde. Une fréquence comparable à celle de l’agitation des cellules de turbulence atmosphérique qui se trouvent sur la ligne de visée du télescope Euler et dont on aimerait éliminer l’influence.

Niche scientifique

Damien Ségransan, lui aussi, scrute son environnement alors qu’il s’élance sur la route poussiéreuse en direction de l’est. Il se trouve dans un des déserts les plus secs du monde, mais la vie n’y est pas totalement absente. Selon la période de l’année, on peut apercevoir un peu d’herbe, parfois même des fleurs. Il est également possible de croiser des guanacos (un camélidé sauvage apparenté au lama), des condors, voire un renard du désert. Ce jour-là, cependant, le paysage demeure vide et aride. De la rocaille ocre qui ondule à perte de vue et un peu de poussière soulevée par le vent.

Le chercheur est certes le responsable du projet KalAO mais, en réalité, c’est son collègue Janis Hagelberg, alors chercheur au Département d’astronomie, qui l’a proposé et piloté durant cinq ans dans le cadre d’une bourse Ambizione du Fonds national de la recherche scientifique. Lui et son équipe technique ont réalisé le design opto-mécanique ainsi que l’intégration de l’instrument et de son électronique. Et c’est lorsque le financement Ambizione a pris fin que Janis Hagelberg a transmis le flambeau à Damien Ségransan. Cela s’est passé au cours de la mission précédente à La Silla, en octobre 2023, avec le soutien technique de Nathanaël Restori et François Wildi, tous deux du Département d’astronomie.

Deuxième vie

Le projet de KalAO participe à donner une deuxième vie à Euler. Après plus de vingt-cinq ans de bons et loyaux services, la question du maintien en fonction du télescope suisse, forcément coûteux, et de son éventuelle obsolescence a été évoquée il y a quelques années, juste avant la pandémie de covid. Il se trouve cependant que la recherche et la caractérisation de planètes extrasolaires ont toujours le vent en poupe, tant au niveau mondial qu’européen. Avec le lancement prévu en 2026 du télescope spatial PLATO de l’Agence spatiale européenne (ESA), le besoin d’infrastructures performantes au sol sera particulièrement important pour la prochaine décennie. Un besoin auquel l’installation d’une optique adaptative de pointe sur le télescope Euler contribue justement à répondre.

Plus précisément, KalAO devrait occuper une niche scientifique dont l’objectif consiste à prendre des images d’étoiles proches et brillantes du ciel austral autour desquelles des observations réalisées depuis l’espace suggèrent la présence d’un compagnon. Les clichés obtenus et corrigés grâce à KalAO permettront de «voir» le compagnon stellaire comme un point distinct.

Le télescope suisse contribuera ainsi à l’effort mondial visant à caractériser précisément les milliers de systèmes planétaires extrasolaires découverts depuis 1995 et dont le nombre de cesse d’augmenter. La liste des nouvelles exoplanètes confirmées – et qui demandent à être étudiées individuellement – s’allonge actuellement de plus de 1000 entrées par an.

Pétroglyphe et charge mentale

Tout en courant, le chercheur genevois passe non loin d’un des quelque 500 rochers gravés de pétroglyphes précolombiens que compte la région de La Silla. Mis à part les observatoires eux-mêmes, ces dessins représentant des figures abstraites, humaines ou animales sont les seules modestes curiosités de la région. Autrement dit, à part travailler, il n’y a vraiment rien d’autre à faire là-haut dans la montagne. Les journées de treize heures non-stop sont d’ailleurs la norme. Et c’est précisément ce que recherchent des scientifiques comme Damien Ségransan. De tels séjours intenses permettent en effet d’avancer rapidement et efficacement dans les programmes de recherche. L’hébergement et la nourriture sont entièrement gérés par l’ESO. Il n’y a aucune charge mentale dans le désert chilien, ni aucun loisir pour détourner l’attention.

Les distractions les plus proches se trouvent à La Serena, une petite ville côtière à deux heures de route. L’ESO oblige d’ailleurs les astronomes à y redescendre dès qu’ils ont atteint le quota de dix jours de travail consécutif. Histoire de leur donner l’opportunité de se changer les idées au contact de la civilisation. Et de préserver leur santé mentale.

Centre de contrôle

Pour Damien Ségransan, il est désormais temps de faire demi-tour et de rentrer au pas de course à la base. Une nouvelle séance de travail l’attend. Les ultimes réglages dont KalAO a besoin pour qu’il donne entière satisfaction sont d’ordre informatique. Car c’est un logiciel pour le moins complexe qui pilote le miroir déformable, analyse les mesures, transforme les résultats en données utilisables pour l’amélioration de la résolution des clichés, etc. Pour effectuer ces ajustements, il est en contact quasi permanent avec Olivier Guyon et Vincent Deo, chercheurs à l’Observatoire Subaru à Hawaï, dont l’équipe est pionnière en matière d’optique adaptative. Ce sont eux qui ont fourni le logiciel CACAO (libre d’accès) utilisé par KalAO. Et il doit justement les appeler…

«La semaine s’est très bien passée et nous avons pu régler les principaux problèmes, assure Damien Ségransan à son retour à Genève. Nous avons testé KalAO sur des systèmes binaires connus avec de très bons résultats. Il reste toujours un léger halo autour des étoiles. Avant de pouvoir commencer le programme de recherche proprement dit, nous travaillons à réduire encore cet effet, toujours en agissant sur les paramètres du logiciel d’analyse et de contrôle de l’optique adaptative. C’est un travail qui peut se faire à distance, depuis Genève.»

La salle de contrôle à distance d’Euler et de ses divers instruments associés se situe dans le seul bâtiment de l’Observatoire de Genève qui se trouve sur le territoire vaudois: l’Astrodôme, ou Centre André Coliac. Au rez-de-chaussée de cette modeste coupole (un télescope de 60 cm est installé au premier étage), une dizaine d’écrans permettent de suivre en temps réel tout ce qui se passe à des milliers de kilomètres de là: webcam, enregistrement sonore (au cas où quelque chose tomberait), météo, paramètres des instruments, etc. Un doctorant assure le poste de sentinelle.

Grâce au développement de KalAO ainsi que d’autres instruments, l’Observatoire de Genève a acquis un savoir-faire en matière d’optique adaptative, une technologie qui se généralise à de nombreux télescopes terrestres. Ces nouvelles compétences devraient permettre au Département d’astronomie de contribuer de manière significative au futur projet d’optique adaptative extrême dédié à l’imagerie de planètes extrasolaires sur le télescope géant européen ELT (Extremely Large Telescope) actuellement en construction au Chili, à 500 kilomètres plus au nord de La Silla.

 

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