30 septembre 2020 - Nadia Sartoretti
Une porte ouverte sur l’histoire des «enfants du placard»
De 1945 à 2002, les personnes au bénéfice d’un permis de saisonnier n’ont pas eu accès au regroupement familial. Ces travailleurs et travailleuses précaires se trouvent alors face au dilemme de garder leurs enfants auprès d’eux clandestinement, de les confier à des proches ou encore à des pensionnats situés dans les zones frontières.
Groupe d'enfants de saisonniers, Suisse allemande 1970 ©Toni Ricciardi
«Ne fais pas de bruit. Ne parle pas. Ne sors pas. Ne joue pas.» Elvira, Massimiliano et tant d’autres enfants de saisonniers et saisonnières se sont entendu répéter ces injonctions tout au long de leur enfance, assorties d’un avertissement: «Sinon la police te renverra en Italie.» Le statut légal de ces travailleurs et travailleuses précaires ne leur donnant pas accès au regroupement familial, beaucoup ont en effet gardé leurs filles et fils clandestinement en Suisse, ou encore, de peur de voir leur propre permis révoqué, les ont placé-es en pensionnat à Domodossola ou à Côme par exemple. Ce sont les trajectoires de ces «enfants du placard» et de ces «orphelins de frontière» qui seront au centre du prochain déjeuner sociologique, ce jeudi 1er octobre.
Dans les décennies qui suivent la Deuxième Guerre mondiale, la Suisse construit sa prospérité en partie grâce à l’afflux d’une main-d’œuvre migrante. La majeure partie de ces travailleurs et travailleuses vient alors d’Italie et est admise avec un statut de saisonnier qui ne donne que peu de droits. Les conséquences de l’illégalité dans laquelle leurs enfants sont placés sont multiples et durables. Ces derniers, séjournant dans le pays illégalement parfois pendant plusieurs années, sont dans leur énorme majorité déscolarisés, et ce, bien que quelques écoles clandestines s’organisent. Les jeunes placé-es en pensionnats par leurs parents, quant à eux, ne bénéficient pas des conditions stables nécessaires à l’apprentissage: «Enfants valises», elles et ils passent les trois ou six mois par an autorisés avec leurs parents, quelques mois au pensionnat, retournent dans leur région d’origine le reste de l’année avec leur famille ou y sont gardé-es par leurs grands-parents. Soumis-es à la peur d’être expulsé-es, à celle de la séparation, à l’injonction paradoxale «d’annuler leur propre existence», les adultes qu’elles et ils sont devenu-es présentent diverses formes de fragilités et de séquelles. «Ce qui frappe le plus, relève Toni Ricciardi, chercheur au Département de sociologie et auteur d'une monographie sur l'histoire de l'émigration italienne en Suisse, c’est la difficulté de ces personnes à raconter cette partie de leur histoire. Il s’agit à leurs yeux non de leur clandestinité, mais de leur ‘illégalité’. La dichotomie dominante se trouve, en effet, dans la difficulté à admettre ‘n’avoir pas respecté la loi’. Tout injustifié que cela soit, il en ressort un fort sentiment de culpabilité.»
"Le nombre réel d'enfants touché-es est étourdissant"
On estime généralement le nombre de ces «enfants du placard» à 10 000 ou 15 000. Mais c’est une approximation basée sur des articles publiés par la presse suisse dans les années 1970 et des données partielles des cantons. «Or, explique Toni Ricciardi, ce chiffre semble une extrapolation raisonnable uniquement pour cette décennie. L’un des axes du projet «Placement de mineurs dans les régions frontalières: Valais et Tessin» dirigé par les professeurs Sandro Cattacin (Département de sociologie) et Daniel Stoecklin (Centre interfacultaire en droits de l’enfant) et s’insérant dans le cadre du programme national de recherche "Assistance et coercition" (PNR 76), a précisément consisté à établir le nombre d’enfants réellement concerné-es: «Jusqu’ici, la recherche s’est concentrée principalement sur les aspects humains et les conséquences psychologiques de l’expérience de la clandestinité ou des placements. Nous avons voulu montrer l’ampleur du phénomène, explique le chercheur. Et le nombre réel d’enfants touché-es, qui ne sera rendu public qu’au moment de la sortie de notre ouvrage au printemps 2021, est étourdissant.»
"Le bon sens a souvent primé"
«Le scandale des enfants caché-es éclate au même moment que celui du fichage massif de la population par les services de renseignement helvétiques en 1989. Mais la société comme les autorités suisses avaient connaissance du problème bien avant: dès le début des années 1970, plusieurs articles paraissent en effet dans la Tribune de Lausanne, la Tribune de Genève ou encore le Sankt Galler Tagblatt, explique Toni Ricciardi. Le fait est que les autorités, la police étaient parfaitement au courant de la situation.» À l’époque, comme dans le cas de Sergio, clandestin à Genève âgé de 2 mois, la pression des médias permet parfois d’éviter l’expulsion. «L’administration a fonctionné la plupart du temps comme si l’interdiction du regroupement familial annulait de fait toutes les questions de garde et d’entretien de ces enfants, qui sont parfois replacé-es dans d’autres catégories d’assistance sociale, explique le chercheur.» Cependant, l’application de la loi n’a pas été drastique et, selon lui, «le bon sens a souvent primé», par exemple de la part de ce médecin qui accepte de vacciner et de soigner Massimiliano. «Au bout du compte, explique Toni Ricciardi, dans la mesure où les saisonnières et saisonniers faisaient leur travail, acceptaient les conditions qu’on leur posait et ne causaient pas de problèmes, le système les laissait relativement tranquilles.»
Toni Ricciardi
La problématique des enfants clandestins en Suisse s’est atténuée à partir des années 1980, sans jamais véritablement disparaître, et ce, malgré l’abolition du statut de saisonnier en 2002. D’autres catégories de travailleurs et de travailleuses précaires se trouvent aux prises, en effet, avec les mêmes manques de droits. Toni Ricciardi rappelle, par ailleurs, que le traitement administratif autoritaire des enfants ne s’est pas limité aux étrangers-ères. Durant les décennies d’après-guerre, le gouvernement a placé de force 150 000 jeunes, issu-es de familles monoparentales, indigentes ou ne correspondant pas aux «standards sociaux». La Suisse, pays signataire de la Déclaration des droits humains, a été l’un des derniers pays à signer celle des droits de l’enfant et il a fallu attendre 1999 pour qu’elle assure l’accès universel à l’école. «On parle généralement de cette thématique du point de vue des enfants, membres vulnérables de la société envers lesquels cette dernière a un devoir de protection, mais ce qui a été nié par la législation en vigueur pendant des décennies, c’est également le droit de ces saisonnières et saisonniers à la parentalité.»
Lors de cette première séance des déjeuners sociologiques, six étudiant-es de master présenteront leurs recherches basées sur des entretiens avec des enfants de saisonnières et saisonniers placé-es à la Casa del Fanciullo, un pensionnat de Domodossola, des personnes ayant géré une école clandestine à Neuchâtel, la consultation d’archives ou encore le traitement des données quantitatives. Le contenu de ces présentations sera inclus dans un ouvrage collectif dont la parution est prévue pour le printemps 2021. Le cycle des déjeuners se poursuivra avec d’autres recherches du département, dont lors de la session suivante, le 8 octobre, une séance sur la prescription de cannabis thérapeutique à des personnes âgées atteintes de démence.
L’exception genevoise
Dès la fin des années 1920 et l’installation de la Société des Nations au palais Wilson, Genève se profile comme une ville internationale. Une des conséquences de cette orientation est que la loi sur les étrangères et étrangers y est appliquée avec davantage de souplesse: dans la ville du bout du lac, les saisonnières et saisonniers peuvent placer leurs enfants, pourtant sans titre de séjour, au pensionnat Regina Margherita sis au Grand-Saconnex, et venir les chercher le week-end.
À l’origine dédié aux orphelin-es de guerre, l’internat Regina Margherita, du nom de la première souveraine italienne est inauguré en 1916. C’est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale qu’il commence à héberger davantage d’enfants d’émigré-es que d’orphelin-es. Les sœurs franciscaines de Suse dans la région de Turin, qui gèrent le pensionnat, obtiennent également que les enfants soient scolarisé-es dans le système suisse.
Le statut d’exception du canton est si ancré qu’en 1970 l’initiative Schwarzenbach demande la limitation de la part des étrangères et étrangers dans la population à 10% dans l’ensemble de la Suisse, sauf à Genève.