3 décembre 2020 - Jacques Erard

 

Analyse

Le droit des voitures sans conducteur entre en phase de rodage

Les véhicules autonomes se présentent comme la panacée contre les nuisances liées au trafic automobile. Encore faut-il gagner la confiance des consommateurs, inquiets à l’idée de céder la maîtrise de leur véhicule à une intelligence artificielle, et adapter en conséquence la juridiction en matière de responsabilité civile. Ces questions ont fait l’objet d’une conférence en ligne organisée par la Faculté de droit.

 

 

voitures-autonomes-J.jpg


Une réduction de 90% des accidents de la route, un trafic plus fluide, synonyme de gain de temps et de diminution des nuisances environnementales associées au transport automobile. Ce sont là les principaux bénéfices attendus le jour où tous les véhicules seront autonomes, interconnectés et où les routes seront équipées de systèmes de gestion de la circulation. Au vu de ces avantages, l’avènement des voitures sans conducteur/trice apparaît comme une évolution positive et souhaitable, même si elle se heurtera aux résistances d’automobilistes convaincu-es, à tort, que leur maîtrise du véhicule garantit une meilleure sécurité. Il n’est d’ailleurs pas impossible d’imaginer, dans un futur proche, que l’usage des véhicules à conduite humaine soit réservé à des activités et à des types de routes particuliers.

 

Cette évolution soulève un certain nombre de questions éthiques et juridiques qui ont fait l’objet d’une conférence en ligne organisée, le jeudi 3 décembre, par la professeure Doris Forster (Département d’histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques), avec la participation d’Enrico Al Mureden, professeur de droit à l’Université de Bologne et spécialiste du domaine de la responsabilité civile.

«À chaque innovation technologique, certain-es juristes pensent qu’il faut de nouvelles lois, explique Doris Forster. La tentation est d’autant plus grande lorsque la technologie fait appel à une forme d’intelligence artificielle impliquant un degré élevé d’autonomie. L’histoire du droit nous montre cependant que ces changements législatifs ne sont pas aussi courants ni aussi nécessaires qu’on pourrait le croire.»

 

«Les Grecs avaient pour coutume de punir les animaux et de les traduire devant des tribunaux en cas de litiges»

Une voiture robotisée peut-elle être tenue responsable d’un accident? Faut-il plutôt s’en prendre au constructeur? «Celui-ci se défaussera en arguant que le véhicule est doté d’un dispositif prenant ses propres décisions, observe Doris Forster. Les juristes romains de l’Antiquité avaient trouvé une solution intéressante pour résoudre ce genre de cas. Une question similaire se posait en effet pour les animaux domestiqués. Ces derniers peuvent causer des dommages et agissent selon leur propre volonté. Il est difficile de prédire leur comportement. Pour cette raison, les Grecs avaient pour coutume de punir les animaux et de les traduire devant des tribunaux en cas de litiges. Plus pragmatiques, les Romains estimaient que la ou le propriétaire, seul-e doté-e de discernement et tirant profit de son animal, devait être tenu-e responsable. Une même règle devrait s’appliquer aux véhicules autonomes.»

En cas d’accident avec ce type de voiture, le dédommagement d’une tierce personne sera donc régi par des normes analogues à celles qui s’appliquent aujourd’hui: la ou le responsable de l’accident sera couvert-e par une assurance obligatoire qui prendra en charge les frais de dédommagement. A cette nuance près que la/le propriétaire du véhicule, et non plus la/le conducteur/trice, sera tenu-e responsable.

 

Le législateur est tenu de ne pas entraver l’innovation technologique

Pourrait-on imaginer que l’assureur se retourne contre le constructeur du véhicule? Comme c’est le cas aujourd’hui, avec des voitures déjà dotées de dispositifs d’intelligence artificielle, cela paraît hautement improbable. «Pour autant que les standards légaux aient été respectés lors de l'élaboration d’un produit, la responsabilité du fabricant n’est pas engagée, même si le produit en question représente un danger, précise Enrico Al Mureden. La même règle s’appliquera donc aux voitures autonomes. Les choses se compliquent dans le cas où la victime de l’accident est la ou le propriétaire du véhicule. C’est un aspect qui a longtemps été négligé dans l’histoire judiciaire de l’automobile.» Il a ainsi fallu attendre les années 1970 pour que les constructeurs, sous la pression des associations de consommateur/trices, soient astreints à des normes en matière de sécurité des véhicules, tels les crash tests. La notion de responsabilité objective liée au produit a ensuite été introduite en 1985 par l’Union européenne, afin de mieux protéger les consommateurs/trices.

La responsabilité juridique du fabricant reste cependant limitée par une pesée d’intérêts entre les bénéfices et les risques liés à l’introduction d’un produit sur le marché, même en cas de défaillance inattendue. Le législateur est tenu de ne pas entraver l’innovation technologique et dans le cas des voitures autonomes, la balance penche très nettement en faveur des bénéfices. Dans certaines situations, il s’avère malgré tout difficile d’accepter que les externalités négatives reposent uniquement sur la victime, comme lors de l’introduction d’un nouveau vaccin pouvant potentiellement causer des dommages graves à large échelle. Dans ce cas, l’État prend en charge la couverture des risques. «Par un souci similaire de santé publique, il pourrait être tentant d’instituer un tel dispositif afin de favoriser la transition vers des modes de transports privés plus sûrs», estime Enrico Al Mureden.

 

Les sensations de la conduite et l'illusion de sécurité

La réticence des automobilistes à renoncer aux sensations de la conduite et à l’illusion de sécurité qui en découle risque en effet de s’avérer un sérieux frein à la safe mobility promise par les véhicules autonomes. «Les constructeurs automobiles vont être confrontés à ce biais de statu quo, prévoit le professeur italien. Cela va entraîner une longue phase de transition, qui a d’ailleurs déjà commencé, durant laquelle ils devront gagner la confiance des consommateurs/trices. Une solution à ce problème consisterait à créer un nouveau système de compensation des victimes d’accidents, par l’intermédiaire d’un fonds public alimenté par les constructeurs. Ce système s’inspirerait des caisses de compensation en cas d’accident existant pour les employés.»

De l’avis des deux professeur-es, l’adaptation du cadre juridique aux aspects inédits liés à l’intelligence artificielle en général nécessite une approche multidisciplinaire et une collaboration entre juristes, scientifiques, éthicien-nes, ingénieur-es et consommateurs/trices.

 

 

Analyse