31 octobre 2024 - Antoine Guenot

 

Analyse

Femme cadre à l’université?
Un parcours de combattante

Avec une rectrice à sa tête et plus de la moitié de ses facultés dirigées par des doyennes, l’UNIGE a fait de grandes avancées en direction de la parité. Cependant, les femmes cadres à l’université, comme ailleurs dans la société, sont confrontées à de nombreuses inégalités. Les explications de Delphine Gardey, professeure à l’Institut des études genre.

 

 

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Photo: Adobestock

 

C’est un constat réjouissant: la part de femmes occupant une fonction dirigeante à l’UNIGE est en augmentation. Le phénomène s’observe d’abord au sein des facultés. Cinq d’entre elles (sciences, lettres, théologie, psychologie et sciences de l’éducation, traduction et interprétation) sont actuellement dirigées par des doyennes. Une situation inédite pour l’institution, à laquelle s’ajoute la nomination, en 2023, d’Audrey Leuba au poste de rectrice. Une première historique. Malgré ces avancées, de nombreux obstacles et inégalités jalonnent encore le parcours qui mène aux postes à responsabilités au sein de l’université. Le point avec Delphine Gardey, professeure à l’Institut des études genre de la Faculté des sciences de la société de l’UNIGE, spécialiste de l’histoire du travail des femmes et des questions liant genre et science.

 

Le Journal: Depuis quelques années, la part de femmes cadres à l’UNIGE augmente. Cette tendance s’observe-t-elle de manière générale dans les universités et dans la société?
Delphine Gardey
: Les universités reflètent ce qui se passe dans la société et inversement, mais pas seulement. Cela a été particulièrement compliqué pour ces institutions se vivant comme neutres et rationnelles de prendre la mesure des mécanismes discriminatoires à l’œuvre en leur sein. Cette situation a aussi été observée au sein des institutions démocratiques, sûres de leur universalité, en fait excluantes, puis non inclusives. À l’université, les avancées sont significatives depuis les années 1990 mais, comme ailleurs dans la société, les postes de direction sont encore peu occupés par des femmes.

Qu’est-ce qui freine encore l’accès à ces postes?
L’accès à la carrière académique demeure semé d’embûches pour les femmes. La déperdition des femmes dans ce milieu est une réalité incontournable et brutale. Les mécanismes sont systémiques, mais diffèrent d’une culture scientifique à l’autre.  

Par exemple?
Prenons la Faculté des lettres. Les étudiantes et les doctorantes y sont majoritaires. Dans cet espace considéré a priori comme « féminisé», on voit la tendance s’inverser après la thèse. Faire carrière s’y est longtemps conjugué au masculin et le recrutement de philosophes ou littéraires hommes peut apparaître comme l’affirmation d’une culture élitaire distinctive.

Quid des sciences?
L’évaporation des profils féminins y est plus précoce. Les jeunes filles ont tendance, très tôt dans leur parcours, à sous-estimer leurs résultats dans ces disciplines. Elles renoncent donc à s’y engager. L’école, l’entourage, la société les encouragent-elles? C’est tout l’enjeu. Pourtant, rien n’est gravé dans le marbre. Si la professionnalisation des sciences au XIXe siècle a exclu les femmes de l’université, elles ont été des contributrices majeures à l’époque précédente. Pensons aux salons scientifiques. Et elles sont nombreuses en astronomie ou en chimie dès la fin du XIXe siècle.

En médecine, la situation est encore différente?
Ici, c’est avant tout la culture de travail, souvent sexiste, qui est défavorable. Bien que la présence des femmes soit importante dans le corps médical, que les femmes n’aient pas à faire preuve de leurs compétences, nombre d’obstacles se dressent pour accéder aux fonctions d’encadrement. Ou alors, lorsqu’elles occupent ces fonctions, elles sont considérées pour leurs compétences dans l’action, mais renvoyées à leur statut de femmes à la pause-café ou en salle de repos. Il y a encore beaucoup à faire pour éradiquer les effets délétères de la culture de carabin.

Les obstacles se présentent donc à différents moments et différents niveaux, et parfois très tôt.
Oui. Tout d’abord l’autocensure et l’auto-limitation, liées aux modalités de socialisation des jeunes filles, produisent des effets sur les cursus. Puis, les biais de genre dans les commissions de recrutement et d’évaluation. Ces dernières ont tendance à doter a priori les hommes de capacités d’initiatives plus élevées, par exemple. Enfin, il y a les obstacles liés à la culture de l’institution ou de l’entreprise. Est-elle inclusive? Soutenante?

Qu’en est-il de la fameuse articulation vie professionnelle et vie familiale?
Bien entendu, si on évolue dans une société qui n’a pas un bon système de prise en charge des enfants, c’est un obstacle de plus. On l’a d’ailleurs vu durant le covid: cette période a été marquée par une diminution des publications de chercheuses qui, «bloquées» à la maison, ont dû endosser davantage de charges domestiques.

Des études ont montré que, dans certaines entreprises, on parle parfois de nominations «alibis» plutôt que de véritables positions de leadership. Ce phénomène s’observe-t-il aussi dans les universités?
Je ne dispose pas de données sur ce sujet. Mais cela me semble peu probable. Les femmes qui accèdent à des postes de direction en milieu académique ont dû franchir tant d’obstacles qu’elles sont surcompétentes. Par contre, elles ont parfois tendance à choisir des postes à responsabilités moins stratégiques, moins valorisés.

Une cadre est-elle davantage soumise aux critiques?
Oui. On ne va pas, ou peu, lui pardonner ses erreurs. Souvent, lorsqu’un homme à un poste à responsabilités est en difficulté, on va parler d’erreur de management, de stratégie. Pour une femme cadre, on aura tendance à l’imputer au fait qu’elle est une femme, à sa «condition». Autre exemple: une cadre qui fait usage de son autorité sera considérée comme autoritaire. Un homme, dans une situation similaire, sera vu comme faisant preuve de leadership.

Tous les courants féministes n’ont pas la même analyse de cette progression des femmes cadres. Si les «universalistes» y voient le signe d’un vrai progrès, les «intersectionnelles» la considèrent comme la répétition d’une forme de discrimination: seules certaines catégories de femmes en bénéficieraient.
C’est indéniable: certains groupes sociaux et ethniques n’accèdent pas, ou peu, aux carrières scientifiques. Il y a encore beaucoup de travail à faire sur ces questions, à l’UNIGE comme ailleurs. Des dispositifs doivent être mis en place pour encourager ces postulations. On voit qu’il a fallu beaucoup de temps et de mesures pour que des femmes parviennent enfin à des postes de direction. Je crois qu’il ne faut pas prétériter une transformation au prétexte qu’elle ne remplit pas encore tous les objectifs d’une diversité aboutie.

Pour en savoir plus: Delphine Gardey, «La part de l’ombre ou celle des lumières?» In Travail, genre et sociétés, 2005, vol. Nº 14, n° 2, p. 29 47.
https://archive-ouverte.unige.ch/unige:76305

EN CHIFFRES

En 2023, la part de femmes au sein des organes de gouvernance de l’UNIGE (rectorat, CoDir, décanats) s’élevait à 44%. Au sein du personnel administratif et technique, elle était de 45%. En 2023, pour la première fois à l’UNIGE, la proportion de postes occupés par des femmes a dépassé celle des postes occupés par des hommes, avec 50,1% des effectifs. Les hommes restent toutefois surreprésentés dans le corps professoral, occupant 66% des postes contre 34% pour les femmes (7% en 1993).

Plusieurs actions sont à l’œuvre à l’UNIGE, menées par le Service égalité & diversité, pour tenter de briser ce «plafond de verre». Notamment le Subside tremplin, le Mentorat relève, les ateliers Regard ou le programme Professeures. Au niveau national, on mentionnera également le programme H.I.T, destiné aux professeures de Suisse aspirant à rejoindre des postes de direction.

Rappelons qu’au niveau des effectifs étudiants, on dénombre 63% d’étudiantes (54% en 1993). Ce qui fait de l’UNIGE la haute école universitaire suisse dans laquelle cette proportion est la plus importante (52% d’étudiantes en Suisse). 

Chiffres fournis par le Bureau des données institutionnelles et décisionnelles de l'UNIGE

DATES CLÉS

1559
Création de l’Académie de Genève

1872
Les femmes accèdent aux bancs de l’université (modification de l’article 140 de la loi votée par le Parlement genevois)

1918
Première professeure nommée: Lina Stern (médecine)

1984
La proportion d’étudiantes dépasse 50%

1991
Nomination de la première déléguée aux «affaires féminines»

1996
Nomination de la première vice-rectrice: Laurence Rieben

2024
Nomination de la première rectrice: Audrey Leuba

 

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