26 septembre 2024 - Chams Iaz

 

Analyse

Vous reprendrez bien un peu d’émotion avec votre nourriture

Si j’aime l’odeur du parmesan, refuse de manger du brocoli et trouve plus de caractère à un vin vaudois qu’à un autre, quelles relations entretiennent ces différents aliments avec mes états affectifs? Une dizaine de philosophes et de psychologues se sont rencontré-es pendant deux jours pour tenter d’y répondre.

 

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Le choix d'une table ronde sur le vin a reposé sur l’interdisciplinarité que permet cet objet d'étude, mais aussi sur la «facilité déconcertante avec laquelle les personnes parlent de leur rapport émotionnel au vin», selon le philosophe Patrik Engisch. Image: V. Yakobchuk

 

Il est timide, chaleureux et honnête. Ces adjectifs qualifient ici un vin, mais ils pourraient tout aussi bien décrire un individu. Cette proximité lexicale n’est pas anodine pour Patrik Engisch, collaborateur scientifique au Département de philosophie (Faculté des lettres). Également membre du groupe de recherche Thumos, qui est rattaché au Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA), il a organisé un symposium sur cette thématique les 18 et 19 septembre derniers.


La première partie de cet événement, réservée aux académicien-nes, a réuni dix conférenciers et conférencières venues d’Europe, des États-Unis et du Japon. Ils et elles ont longuement discuté de la relation existant entre la nourriture et les états affectifs. «Nous sommes arrivés à un consensus à l’égard d’une thèse, ce qui n’était pas forcément évident», reconnaît le philosophe.

Les chercheurs/euses sont arrivés à la conclusion que la relation nouée entre la nourriture et les états affectifs n’est pas uniquement causale. «C’est-à-dire que vous avez faim, donc vous mangez, puis vous mangez quelque chose que vous aimez, donc vous avez du plaisir», image-t-il. Mais il semblerait que cette relation puisse aussi jouer un rôle taxonomique. Les états affectifs peuvent ainsi déterminer ce qu’on considère comme étant de la nourriture ou non.

«Ce qui est parfaitement illustré dans les cas de néophobie alimentaire chez les enfants de 2 ou 3 ans par exemple, pointe-t-il. Quand un enfant refuse de manger du brocoli, cela ne veut pas seulement dire qu’il n’aime pas ce légume. C’est une réaction beaucoup plus forte: il a l’impression qu’on l’empoisonne. Et cela peut s’expliquer par des raisons liées à l’évolution. À 2 ou 3 ans, l’enfant commence à se déplacer et, il y a des millénaires, il risquait de cueillir un mauvais végétal dans son environnement.»

Un autre sujet intéressant abordé par l’un des participant-es est le lien tissé entre l’olfaction et les états affectifs. La question était alors de savoir: quand je perçois une odeur que j’aime – par exemple celle du parmesan – et qu’une autre personne perçoit cette même odeur, mais ne l’aime pas, peut-on dire qu’elle et moi sentons la même odeur?

«Un certain nombre d’arguments ont été donnés en faveur de l’idée que, dans ce contexte, la réaction affective, positive ou négative, que provoque cette odeur en modifie les propriétés mêmes», résume-t-il. Ce qui voudrait dire que ces deux personnes captent en fin de compte des odeurs différentes.

«La relation entre la nourriture et les émotions semble être un sujet qui intéresse au-delà du cercle académique», se félicite Patrik Engisch. La deuxième partie du symposium, ouverte au grand public, a eu lieu au Refettorio, un restaurant à Genève qui sert ses repas du soir à des bénéficiaires dans le besoin grâce aux bénéfices réalisés avec les repas du midi.

Une table ronde de quarante-cinq minutes s’est concentrée sur le rôle que jouent les émotions dans notre médiation avec le vin. Les intervenant-es se sont demandé ce qu’il se passerait si on retirait tout langage émotionnel dans la manière dont le vin est approché. Pour les philosophes et psychologues, la relation est, là encore, pas seulement causale. «Nous avons recours à des métaphores émotionnelles pour pouvoir capturer certaines propriétés: un vin menaçant, puissant», rappelle le collaborateur scientifique.

Les professionnel-les du vin ont, de leur côté, souligné que, bien que l’œnologie ait connu de grandes avancées ces dernières années, la façon de parler des critiques de vin est devenue extrêmement technique. «Un vocabulaire scientifique est utilisé, poursuit-il. Il y a comme un oubli du rôle que jouent les émotions et les mots. Pour les professionnel-les du vin, cela pourrait être l’une des raisons pour lesquelles le vin séduit moins. Il est devenu un objet de science plutôt qu’un objet d’émotions.»

Patrik Engisch voit l’organisation de ce symposium comme une extension du travail qu’il a fait auparavant sur le rapport entre la philosophie et la nourriture. Il a notamment créé en 2017 un centre de recherche sur la philosophie de l’alimentation qui s’appelle Culinary Mind, avec Andrea Borghini, professeur de l’Université de Milan. Dans ce cadre, ils organisent régulièrement des activités de recherche en Europe et au-delà ainsi que des séminaires en ligne ouverts à tous.

Le choix d’une table ronde sur le vin repose sur l’interdisciplinarité que permet cet objet d'étude, mais aussi sur «la facilité déconcertante avec laquelle les personnes parlent de leur rapport émotionnel au vin», dit-il. Il y a une relation culturelle forte, parfois viscérale. «Les Valaisan-nes sont attaché-es aux vins valaisans et les Vaudois-es aux vins vaudois, note-t-il. Ce ne sont pas que des produits de consommation alimentaire, ce sont des objets d’appréciation esthétique qui expriment la qualité d’une région ou d’une famille productrice.»

Le philosophe en est convaincu: à l’instar d’un tableau, comme Le Cri d’Edvard Munch, les vins peuvent exprimer une émotion. Ce travail d’interprétation est un sujet qu’il est en train d’approfondir dans son ouvrage sur la philosophie du vin naturel – qu’il devrait terminer d’écrire prochainement.

 

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