03 octobre 2024 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

«Ni bonniche ni épouse soumise, la femme au foyer est l’actrice d’une société moderne»

Dans une conférence intitulée «Kinder, Küche, Kirche – Les protestant-es et l’invention d’un idéal féminin au XIXe siècle», Sarah Scholl, historienne du christianisme, cherche à comprendre la genèse et les paradoxes du modèle de la femme au foyer.

 

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Couverture du magazine «La Femme chez elle», 1933 (Paris), Bibliothèque nationale de France.


Dans l’imaginaire collectif occidental plane encore l’idée que la «femme modèle» est épouse et mère, bonne ménagère, parfaite éducatrice et, parfois aussi, pieuse chrétienne. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Résumé en trois mots de langue allemande, Kinder, Küche, Kirche (les enfants, la cuisine, l’église), cet «idéal féminin» naît au XIXe siècle. Lors de sa leçon inaugurale, le mardi 8 octobre prochain, la professeure Sarah Scholl, historienne du christianisme (Faculté de théologie), reviendra sur cette construction sociale et historique, en s’appuyant sur des textes d’autrices protestantes genevoises. Entretien.

 

Le Journal: Le modèle de la femme au foyer comme idéal féminin est une construction du XIXe siècle. Il n’en a donc pas toujours été ainsi?
Sarah Scholl: Non, au XVIIIe siècle, l’idéal est aristocratique. À cette époque, on n’aspire ni à cuisiner, ni à éduquer ses enfants, mais à disposer de domestiques pour assumer ces charges. Au cours du siècle suivant, alors qu’on quitte un système de société très pyramidal – au sein duquel la culture et les bonnes mœurs sont aux mains de l’aristocratie –, pour entrer dans un système démocratique, c’est la bourgeoisie qui va progressivement s’imposer comme modèle. Le travail devient la clé pour avoir une bonne vie et l’éducation des enfants un atout majeur pour l’ascension sociale de la famille. Dans ce contexte, la bonne ménagère, qui effectue gratuitement toutes les tâches, va permettre aux foyers ouvriers de devenir des familles bourgeoises en miniature.

C’est à ce moment qu’apparaît l’expression «Kinder, Küche, Kirche»?
Oui. Ce slogan, qui fait étonnamment consensus, va servir d’arme idéologique pour imposer ce modèle. Son âge d’or est atteint dans les années 1920-1930. C’est relativement tardif, ce qui est complètement paradoxal, parce qu’au même moment, les femmes commencent à se former et à accéder aux études supérieures. À Genève, elles peuvent entrer à l’université dès 1872.

Comment ce modèle parvient-il à s’imposer?
En étudiant les écrits d’autrices du XIXe siècle, on comprend que ce n’est pas une évidence. Pourquoi tout ce travail devrait-il incomber aux femmes? Les chrétien-nes vont jouer un rôle important à la fois dans la construction et le maintien de ce modèle en recourant à la notion de vocation. Cette idée est très importante dans le protestantisme: chacun-e est sur terre pour accomplir un travail, une mission. Pour la femme, cela consiste à être une bonne épouse et la gardienne du foyer. Celle qui va permettre à ses enfants d’abord de survivre, puis de devenir des citoyen-nes modèles, engagé-es dans la société. Dans cette perspective, elle n’est donc ni une bonniche ni une épouse soumise, mais l’actrice d’une société que l’on veut moderne.

C’est un rôle important. Est-il valorisé pour autant?
Oui, dans les sources que j’étudie, la tenue du foyer et le soin des enfants sont considérés comme un travail astreignant, difficile, qui demande une formation. Il est donc reconnu et a une valeur, car le fonctionnement de la société en dépend. Là aussi, le langage des Églises joue un rôle: il est question de tâche sacrée. Cet engagement des femmes pour leur famille est présenté comme un sacrifice nécessaire voulu par Dieu. D’où l’importance du troisième terme, Kirche. La demande de sacrifice est en soi une valorisation. On est loin d’une fonction considérée comme biologique ou naturelle pour les femmes.

Cette mission donnée aux femmes leur accorde une place décisive dans la société.
En effet, elles sont responsables de la génération future. Il ne s’agit donc pas d’une question privée, mais bien publique et politique. C’est un autre paradoxe que l’on peut relever. Les femmes, à cette époque, n’ont pas de droits démocratiques, mais dans une mise en avant du mariage comme la cellule qui fait fonctionner la société, elles reçoivent une place. Elles vont utiliser cette position pour rebondir, demander des droits et faire avancer l’égalité des sexes. En Angleterre, comme en Suisse, au XIXe siècle, beaucoup de suffragettes sont des protestantes, qui défendent l’idée d’une bonne moralité chrétienne et veulent l’implémenter dans la société. Face aux obstacles auxquels elles font face, elles vont se battre pour obtenir le droit de vote afin de pouvoir faire changer les lois par elles-mêmes.

Quel impact ce modèle de la bonne ménagère a-t-il sur la société contemporaine?
Encore aujourd’hui, les tâches domestiques reposent en grande partie sur les épaules des femmes. C’est un poids dont on hérite et qui va avec sa part de sentiment de culpabilité. Mon but est de montrer que tout cela a une histoire: cela paraît incroyable en tant que société d’avoir généré un idéal où chaque femme doit remplir tous les rôles du foyer. On aurait pu imaginer dès le départ d’autres modèles d’organisation, non?

 

KINDER, KÜCHE, KIRCHE
LES PROTESTANT-ES ET L’INVENTION D’UN IDÉAL FÉMININ AU XIXE SIÈCLE

Leçon inaugurale de la prof. Sarah Scholl

Mardi 8 octobre | 18h30 | salle MR280
Uni Mail, 40 bd du Pont-d'Arve, 1205 Genève

 

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