5 décembre 2024 - Anton Vos

 

Analyse

Le naan, ce pain qui ouvre le cœur des Ouïghours

Doctorant au Département d’études est-asiatiques, Léo Maillet s’intéresse à la cause des Ouïghours par le prisme de leur aliment principal: le naan. Il a donné une conférence sur le sujet.

 

 

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Du naan à la façon ouïghoure. Image: Stéphanie Severino


Le naan, pour les Ouïghours, c’est un peu la baguette pour les Français. L’aliment de base incontournable que l’on trouve dans n’importe quelle boulangerie de n’importe quel village, mais aussi un élément essentiel de leur identité. Ce pain plat est en effet tout aussi bien l’ambassadeur de la culture ouïghoure que le symbole de la résistance et de la résilience de ce peuple turcophone indigène de la région autonome ouïghoure du Xinjiang («Nouvelle Frontière» en mandarin) et soumis depuis bientôt quinze ans à une répression particulièrement brutale de la part du régime chinois. Et c’est précisément cet aliment que Léo Maillet a choisi comme fil conducteur de sa thèse au Département d’études est-asiatiques (Faculté des lettres) dont la défense est prévue en juin prochain mais qui a d’ores et déjà fait l’objet d’une conférence, donnée jeudi dernier à l’UNIGE, intitulée «Politiques du naan: l’histoire ouïghoure au prisme de la boulangerie, 1877-2023».

«Le naan s’est imposé à moi plus que je ne l’ai choisi, explique Léo Maillet. Je m’intéresse aux Ouïghours depuis mon mémoire de bachelor. Je suis allé à leur rencontre en Turquie, puis en Chine, aussi bien dans le Turkestan oriental [Xinjiang, ndlr] que dans plusieurs grandes villes de Chine intérieure. Il est cependant très difficile de parler de leur situation en raison de la surveillance et de la violence dont ils font l’objet. Pour les approcher, mon idée a consisté à passer par les boulangeries fabriquant du naan, qui sont des commerces traditionnellement tenus par des Ouïghour-es et qui s’inscrivent depuis longtemps dans l’espace public chinois. Le fait de passer par la nourriture m’a permis d’avoir des conversations plus fluides et plus ouvertes.»

C’est seulement un ou deux ans après le début de sa thèse qu’il prend conscience que ce sésame, qui lui ouvre les portes du cœur des Ouïghours, n’est pas qu’un moyen détourné pour aborder la situation politique mais qu’il se trouve au centre de son sujet.

Un moyen de résilience

Le naan (un nom d’origine persane) est un pain plat à base de farine de céréales et de levure ou de levain. On en trouve dans de nombreux pays, comme en Iran, au Pakistan, en Ouzbékistan et bien sûr dans le Turkestan oriental. Pour la cuisson, il est collé sur les parois d’un four ouvert sur le haut. Traditionnellement, cet appareil est construit en terre et chaque famille ouïghoure – ou presque – en possédait un dans sa maison. Le naan peut être fait avec de la farine de blé ou, si celle-ci vient à manquer, de maïs, de sorgho ou encore de millet. Il constitue un moyen d’assurer une forme d’autonomie alimentaire et, partant, de résilience de la population à travers toute son histoire mouvementée du XXe siècle, avec la colonisation par la République populaire de Chine, marquée par une série de dépossessions, de rationnements et l’interdiction des professions individuelles.

Dans les années 1980, avec l’ouverture à l’économie de marché, boulanger devient un métier relativement lucratif en ville, jusque dans la Chine intérieure. Le naan est un aliment prisé. Certains artisans deviennent riches. Des chaînes de boulangerie sont créées. La fabrication du naan est un art très élaboré qui demande entre trois et cinq ans d’apprentissage. C’est une fierté, une source de revenu et un moyen d’exprimer la culture ouïghoure à l’extérieur.

La colonisation chinoise

Le problème, c’est qu’à l’instar des Tibétains, les Ouïghours sont perçus comme une menace de plus en plus grande pour le Parti communiste chinois qui craint les aspirations indépendantistes. Profitant des attentats du 11 septembre 2001, le régime totalitaire de Pékin met en place un programme de «lutte antiterroriste» qui cible de manière indiscriminée les mouvements de contestations pacifiques et violents émanant de la société ouïghoure. En juillet 2009, sur fond de tensions entre la population indigène et celle des Hans, une manifestation pacifiste est réprimée dans le sang et des émeutes éclatent à Ürümchi, la capitale ouïghoure. La répression fait plusieurs centaines de victimes et donne lieu à des milliers d’arrestations. Dès 2010, les autorités chinoises installent un réseau de 40’000 caméras de surveillance dans les villes de la région autonome. Les Ouïghours commencent à faire l’objet d’une ségrégation brutale. En Chine intérieure, il leur devient quasi impossible de réserver une chambre d’hôtel sans que la police intervienne aussitôt.

La situation dégénère encore en 2014, avec la déclaration de la «guerre populaire contre la terreur» de Xi Jinping, président de la République populaire de Chine, qui se traduit par une persécution dont l’ensemble de la population ouïghoure fait les frais. C’est à cette date que sont construits les premiers camps de «rééducation» tristement célèbres, préludes de l’internement de masse qui se déroule à partir de 2017. Certaines sources parlent de 1,8 million de personnes (presque 10% de la population ouïghoure) détenues dans ces lieux entre 2017 et 2019. Aujourd’hui, nombre de ces derniers – que Léo Maillet qualifie de «camps de concentration» – sont encore en fonction et la menace de l’internement demeure un outil d’intimidation et de contrôle de la société ouïghoure.

«Les Ouïghours forment un peuple – ils se définissent eux-mêmes ainsi – de 15 millions de personnes, de confession musulmane et dont 1 ou 2 millions vivent en dehors de la Chine, explique Léo Maillet. Ce peuple occupe depuis des siècles le territoire du Turkestan oriental et y a fondé plusieurs États indépendants au cours de son histoire. Mais il subit depuis 1877 une colonisation de peuplement par les Hans. Aujourd’hui, plus de 11 millions de ces derniers habitent dans ce qu’ils nomment leur ‘Nouvelle Frontière’. Ce qui représente presque la moitié de la population totale. Pékin est donc en passe de transformer les Ouïghours en une minorité sur leurs propres terres.»

La disparition des boulangers

Le chercheur, qui a appris l’ouïghour et le chinois, observe de ses yeux la dégradation de la condition des Ouïghours au cours de ses enquêtes sur le terrain. Il s’est notamment rendu 2 fois à Xi’an, la capitale de la province du Shaanxi, en 2017 et en 2019, et a cartographié durant chaque séjour les commerces ouïghours dans le principal quartier musulman du centre-ville. Entre 2017 et 2019, les sept restaurants ouïghours répertoriés dans ce quartier ont tous disparu. Et il en va de même pour plus de la moitié des 12 boulangeries qui y étaient installées. De manière subtile, dans ce dernier cas. L’enseigne «Les naans d’Abdullah», par exemple, ne change pas mais ce n’est plus Abdullah l’Ouïghour qui en est le propriétaire mais un groupe de jeunes entrepreneurs chinois.

Lorsque la question leur est posée, les nouveaux patrons expliquent qu’ils ont appris le métier dans cette boutique, mais qu’à un certain moment «la politique a renvoyé l’ancien propriétaire dans sa région». Ils ont alors simplement repris l’affaire. Dans d’autres cas, des mouvements de solidarité ont permis aux boulangers et boulangères ouïghour-es de rester. Mais la pression visant à provoquer leur départ est bien réelle et elle coïncide avec la mise en œuvre de la «guerre populaire contre la terreur» de Xi Jinping, ce que Léo Maillet s’attache précisément à documenter et à prouver dans sa thèse.

«Un nombre particulièrement élevé de boulangères et de boulangers ont été arrêté-es, poursuit-il. En consultant la Xinjiang Victims Database, une base de données qui contient les fiches d’une partie des personnes internées, j’ai trouvé la trace de 22 d’entre elles. Dans un des cas, il s’agit d’une famille de boulangers qui a été arrêtée en mai 2017 pour avoir enfreint la loi du contrôle des naissances. Le père a été interné et a écopé d’une peine de 17 ans de prison. La mère, elle, a été internée pendant deux ans sur décision administrative et les enfants ont été envoyés dans un internat chinois pour y être sinisés. J’ai aussi analysé des témoignages recueillis en Turquie, notamment celui d’une famille dont un des membres est une boulangère de 50 ans arrêtée en 2017 pour s’être rendue en Turquie durant un mois et qui a été internée deux ans pour être ‘rééduquée’. Elle aurait été remise en liberté, mais son état de santé après son passage dans un de ces camps serait très précaire. En bref, tout ce que l’on entend sur les conditions déshumanisantes, les avortements forcés et autres sévices touche aussi les boulangers.»

Parcs industriels

En même temps que la disparition progressive des boulangeries ouïghoures traditionnelles dans le Turkestan oriental (par manque de boulangers, internés ou remplacés), des milliers de lieux de culte et autres témoins de la culture ouïghoure ont également été détruits. Ils sont parfois remplacés, dans un geste d’un cynisme peu commun, par des «parcs industriels de la culture du naan». Le premier d’entre eux est inauguré à Ürümchi en 2018. Ces complexes sont un mélange entre un parc d’attractions et une usine dans laquelle des ouvriers travaillent sur des chaînes de production produisant du naan en quantités industrielles.

«Les parcs industriels de la culture du naan sont l’incarnation du colonialisme de peuplement et d’extraction mis en place au Turkestan oriental par les autorités chinoises, déplore Léo Maillet, qui a lui-même suivi une formation auprès de boulangers lors d’un séjour en Turquie. Toute la sophistication et l’ensemble des normes, des valeurs et des rituels des boulangers ouïghours disparaissent dans ces industries et sont remplacés par le travail à la chaîne et l’automatisation qui est vantée par des vidéos de promotion diffusées par les autorités. Dans dix ans, est-ce que le naan ne sera plus produit que dans ces usines-là? Restera-t-il encore des boulangeries indépendantes? Aujourd’hui déjà, les gens, même en ville, doivent parfois parcourir plusieurs kilomètres pour acheter leur pain dans une boulangerie indépendante. Que restera-t-il de la boulangerie ouïghoure un fois que les colons hans en auront le monopole?»

 

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