24 octobre 2024 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

Pour une meilleure visibilité des femmes dans l’espace public

La chaire Unesco de toponymie inclusive publie un «policy brief» consacré à la féminisation de l’espace public. On y trouve des recommandations et des exemples divisés en quatre thématiques, chacune représentant un domaine d’action potentiel pour rééquilibrer le déficit de visibilité actuel.
 

 

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En 2023, neuf rues et places de l’espace public genevois ont été rebaptisées au profit de noms de personnalités féminines. Image: DR

 

Les noms de lieux font partie du paysage urbain. Mais une promenade attentive dans n’importe quelle grande ville européenne révèle que les femmes en sont très largement absentes. Selon la plateforme Mapping Diversity Europe, qui a recensé les rues de 32 grandes villes européennes, seulement 9% des voies portant le nom d’une personnalité rendent hommage à une femme. Si aucune cité ne s’approche de l’égalité, certaines font mieux que d’autres: Stockholm culmine avec 19,5% de rues portant des noms féminins, Madrid la suit de près avec 18,7%, tandis qu’Athènes plafonne à 4,5% et que dans la ville hongroise de Debrecen, ce chiffre chute à 2,7%.

De nombreuses démarches, souvent issues de collectifs militants, voient le jour pour rééquilibrer ce déficit de visibilité dans l’espace public. Pour accompagner ce travail, la chaire Unesco de toponymie inclusive publie un policy brief rédigé sous la direction de son titulaire Frédéric Giraut. Le document vise à sensibiliser à la question, à souligner certains enjeux, mais aussi à orienter les approches et à hiérarchiser les modes d’intervention. 

 

Mais, au-delà de la charge symbolique que le geste comporte, en quoi est-il important de donner à une rue le nom d’une femme plutôt que celui d’un homme? «On sait que le symbolique forge des inconscients, souligne Frédéric Giraut. Nommer une rue n’est pas uniquement une modalité pratique, mais quelque chose qui touche à l’identité collective et individuelle. Une fois qu’il est attribué, un nom de rue se démultiplie en de nombreux supports, allant de l’adresse sur une simple carte postale à une indication sur les plans, en passant par les plaques de signalisation. Il fait l’objet de requêtes sur des navigateurs embarqués ou auprès de passant-es quand on se déplace, il s’affiche sur les arrêts de transports publics qui sont eux-mêmes des noms de lieux, etc. Même si on ne sait pas toujours de qui il s’agit, on sent bien qu’on utilise plutôt des noms masculins que des noms féminins. On peut estimer que cela participe d’un environnement culturel, cognitif, qui rend évidente, impensée, la domination masculine dans le domaine des références publiques.»

Le policy brief intitulé «Nommer des lieux publics: vers un paysage urbain inclusif au regard du genre» présente quatre phases permettant d’aller d’une identification du problème à sa réduction. Les deux premières étapes peuvent être menées isolément, chacune étant intrinsèquement pertinente. Les deux suivantes méritent d’être conduites conjointement.

 

Cartographier puis inventorier

Le premier pas consiste à établir une cartographie du différentiel de commémoration entre personnalités masculines et féminines. Cela peut prendre la forme de statistiques et/ou de cartes en ligne qui constituent des outils pédagogiques de sensibilisation et de mobilisation intéressants. Dans un second temps, un inventaire des personnalités féminines éligibles à la nomination doit être réalisé. Il est important de tenir compte des conditions d’éligibilité puisque celles-ci varient selon les cadres législatifs. À Genève, par exemple, seules les personnes ayant marqué de manière pérenne l’histoire locale et étant décédées depuis plus de dix ans peuvent bénéficier d’un régime de commémoration. Le fruit de ces recherches mérite d’être valorisé pour son intérêt propre, sous la forme de publications ou de présentations muséales. Il peut également servir de support à des activités scolaires ou culturelles.

Cette phase essentielle peut être l’occasion de partenariats vertueux. À titre d’exemple, citons le projet genevois 100Elles*. Lancé en mars 2019 par l’association féministe L’Escouade, il visait à rendre les femmes visibles en rebaptisant 100 rues de la ville. Soutenu par la municipalité, le projet a été rejoint par un groupe d’historien-nes de l’UNIGE qui a effectué un travail rigoureux pour aider à l’identification des 100 personnalités et rédiger leurs biographies. Des plaques de signalisation temporaires ont été installées, des visites guidées ont été organisées et un livre illustré réunissant les portraits de ces femmes qui ont marqué l’histoire de Genève du VIe au XXe siècle a été publié en 2020.

«Les initiatives de ce type ont également le mérite de montrer que l’invisibilité des femmes n’est pas seulement liée, comme on a pu l’entendre, au fait que ces commémorations remontent à une époque où les femmes n’occupaient pas de fonctions publiques, souligne Frédéric Giraut. Il a bien été montré que de nombreuses personnalités féminines aux contributions importantes n’avaient pas voix au chapitre, étaient réduites à n’être que ‟la femme de” ou se voyaient effacées au sein de collectifs dans lesquels les personnalités masculines étaient valorisées. Toute une série de processus ont conduit à cette invisibilisation qui va au-delà du différentiel de genre existant dans les fonctions publiques.»

Ces démarches peuvent également déboucher sur des possibilités de nouvelles dénominations. En juin 2019, le Grand Conseil de l’État de Genève adopte ainsi une motion exigeant de «rebaptiser, dans un délai de trois ans, au moins 100 rues ou places importantes du canton avec des noms de femmes ayant marqué l’histoire de Genève». La commission cantonale de nomenclature, à laquelle revient le soin de proposer des changements de noms de rues, s’appuiera notamment sur le projet 100Elles* pour faire ses choix. Depuis 2020, 29 voies (rues, places parcs et chemins) ont été féminisées en ville de Genève.

 

Pour une approche qualitative

La troisième phase du processus est celle de l’identification des objets géographiques qui peuvent être nommés: les rues, places et parcs, mais aussi les infrastructures et équipements publics dont la visibilité est grande. Les objets sélectionnés doivent être considérés à la fois quantitativement (taille) et qualitativement (connotation, position) afin de définir leur importance. Une fois ce travail effectué, on peut passer à la dernière étape qui consiste à nommer des lieux. Cette opération peut prendre des formes variées. La dénomination éphémère est symbolique et spectaculaire. Le baptême de nouvelles voies est la solution la plus aisée. Le renommage de rues existantes est la façon la plus efficace pour faire évoluer le paysage saturé des centres-villes, mais l’action est coûteuse et peut aller à l’encontre de la stabilité requise par les commissions officielles de toponymie. Le risque de générer des réactions négatives est également à considérer et peut être minimisé en préparant les communautés locales. Quant à la création de places ou de voies secondaires encore sans nom, elle permet de réduire l’écart quantitatif, avec le risque toutefois que ces lieux soient de moindre importance. Enfin, l’ajout d'un prénom féminin à un patronyme existant corrige une injustice sans bouleverser totalement l’adressage. À Genève, l’avenue Alice-et-William-Favre, rebaptisée ainsi en 2020, tient désormais compte des réalisations remarquables d’Alice, sœur de William, qui fut présidente de la Croix-Rouge genevoise.

«Dans ce policy brief, nous relevons l’importance d’adopter une approche qui soit la plus qualitative possible, appuie Frédéric Giraut. En effet, une manière efficace de rééquilibrer l’espace public peut être de cibler prioritairement des lieux à très forte visibilité, à forte fréquentation, susceptibles de générer d’autres adresses, notamment dans le système de transport. La rue Gabrielle-Perret-Gentil à Genève – du nom d’une professeure de gynécologie et d’obstétrique engagée dans la lutte pour le droit à l'avortement – est, par exemple, une rue petite et courte, mais elle indique l’adresse de l’hôpital public qui est le lieu le plus fréquenté du canton.»

Pour en savoir plus: «Public place naming: Towards a gender inclusive cityscape» (en anglais)

 

 

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