5 décembre 2024 - Jacques Erard

 

Analyse

Handicap et travail: les lacunes du droit suisse

L’UNIGE a organisé, le 5 décembre, un événement sur l’accès au monde du travail des personnes en situation de handicap. Maya Hertig, professeure à la Faculté de droit et experte des questions relatives aux droits de l’homme, a donné une conférence à cette occasion. Entretien.

 

 

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Photo: Adobestock

 

Adoptée le 13 décembre 2006 à New York par l’Assemblée générale de l’ONU, la Convention relative aux droits des personnes handicapées a été ratifiée à ce jour par 175 États, dont la Suisse. Elle introduit notamment l’obligation de mettre en place des «aménagements raisonnables» visant une accessibilité universelle pour tous et toutes. Malgré des progrès notoires, ses principes peinent toutefois à se traduire dans la pratique des institutions et des entreprises. En cause: la méconnaissance des problématiques liées aux situations de handicap, qui vont de la perte de mobilité aux troubles du neurodéveloppement, tels que le trouble du déficit de l’attention, du spectre de l’autisme et les troubles de l’apprentissage (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, etc.). Mais aussi le cadre légal propre à chaque pays, qui représente également un frein.

Loin d’être marginale, la part de personnes en situation de handicap parmi la population de 16 ans et plus vivant en ménage privé en Suisse en 2021 a été estimée à 22%. Entre 2015 – soit une année après la ratification de la Convention de l’ONU par la Suisse – et 2021, la proportion de ces personnes actives sur le marché du travail n’a pratiquement pas progressé.

Dans le cadre de sa campagne de sensibilisation au handicap, l’UNIGE a organisé le 5 décembre un événement, en collaboration avec la Fondation Foyer Handicap, axé sur les défis et les perspectives pour les personnes en situation de handicap dans le contexte de la formation et du monde du travail. Tour d’horizon avec la professeure Maya Hertig (Faculté de droit), qui a donné à cette occasion une conférence suivie d’une table ronde.

 

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Maya Hertig: Photo: UNIGE

 

Le Journal: Comment expliquez-vous les difficultés à traduire les principes de la Convention dans la législation et la pratique en Suisse?
Maya Hertig: Contrairement à la Convention européenne des droits de l’homme, la Convention relative aux droits des personnes handicapées est peu connue. Ces difficultés ne proviennent donc pas nécessairement d’une mauvaise volonté mais d’un manque d’information. La Convention prévoit pourtant un organe de contrôle auquel les États sont tenus de transmettre un rapport de mise en œuvre tous les quatre ans. À la suite de quoi, cet organe émet un certain nombre de recommandations. Ce processus fait apparaître de nombreux points problématiques au regard de la législation suisse.


Lesquels?

Sur le plan spécifique du droit du travail, le cadre légal en Suisse est très éclaté. Au niveau fédéral, nous avons une loi sur le personnel de la Confédération et la loi sur l’égalité pour les personnes handicapées. Mais cette dernière ne s’applique pas au niveau cantonal. Il existe certes des lois cantonales pour tout ce qui a trait à la sphère publique, mais le Code des obligations, qui porte sur les relations de travail privées, ne contient aucune indication explicite sur l’interdiction de la discrimination. Cela concerne d’ailleurs aussi bien l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou l’origine ethnique que le handicap. Un employeur a uniquement l’obligation de protéger la personnalité de ses employé-es. Une notion dont on ne va pas forcément déduire la nécessité de procéder à des aménagements pour les personnes en situation de handicap. Les instances en matière de droits humains déplorent d’ailleurs fréquemment l’absence d’une loi générale protégeant contre les discriminations.


Comment s’établit le lien entre la notion d’aménagement raisonnable et la discrimination?

C’est un point très important qui a trait au regard que l’on porte sur le handicap. Celui-ci est, à juste titre, défini dans la Convention comme une notion relative à l’environnement. Je donne souvent cet exemple: durant la préhistoire, le fait d’être myope dans une société de chasseurs-cueilleurs était un vrai handicap. Aujourd’hui, les personnes myopes peuvent porter des lunettes et elles ne sont donc généralement plus considérées comme étant en situation de handicap. La notion d’aménagement stipule donc que c’est l’environnement qui détermine le handicap. Si une personne ne peut accéder aux mêmes services qu’une autre non handicapée faute d’aménagement, il y a discrimination. L’aménagement n’est pas une faveur, mais une manière de rétablir l’équité. Il est par ailleurs spécifié que les aménagements devraient prendre en compte les besoins particuliers de la personne et non pas s’appliquer de manière schématique.


Dans le contexte du monde du travail, existe-t-il des dispositions pour prévenir la discrimination à l’embauche?

En Suisse, la protection dans ce domaine, comme dans celui des discriminations liées à l’origine ethnique ou à l’orientation sexuelle, est insuffisante. Prenons à titre d’exemple les troubles neurodéveloppementaux, qui ne sont pas immédiatement visibles. Les personnes qui en sont atteintes peuvent être incitées à les passer sous silence dans leur lettre de candidature, par crainte d’être écartées d’emblée. Lors de l’entretien, l’employeur pourra cependant détecter un comportement qu’il va considérer comme bizarre. Des lignes directrices ont été établies à ce sujet. Elles sont utiles non seulement aux candidat-es, mais aussi aux employeurs, qui peuvent passer à côté de quelqu’un de très talentueux en se basant sur un comportement jugé «un peu bizarre». À la différence du droit de l’Union européenne, la législation suisse ne prévoit pas un renversement du fardeau de la preuve. Ce mécanisme permettrait à un-e candidat-e de rendre vraisemblable qu’il/elle a été écarté-e en raison de son handicap, en exigeant de l’employeur qu’il prouve que ce n’est pas le cas. L’absence de ce mécanisme renforce la difficulté à prouver que l’employeur est coupable de discrimination. Et même si une discrimination devait être démontrée, les sanctions ne sont pas du tout dissuasives. Le droit suisse est donc très faible à cet égard.


Peut-on espérer une évolution positive?

Les autorités ont tendance à dire que le droit actuel est suffisant, ce qui n’est clairement pas le cas. De ce point de vue, il reste beaucoup à faire. La sensibilisation sur ces questions dans des institutions comme l’Université, qui a mis en place des mesures d’aménagement, progresse toutefois. La Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables de la Faculté de droit a, par ailleurs, travaillé pendant deux ans sur le thème des droits des personnes en situation de handicap, y compris dans le cadre du travail et de la formation, en collaboration avec le Service de l’égalité de l’UNIGE. Je perçois aussi une meilleure prise en compte de cette problématique auprès des jeunes générations.

Law Clinic sur les droits des personnes en situation de handicap dans le cadre du travail

Handicaps et besoins particuliers: l’UNIGE s’engage






 

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