Emblématique de l’évolution de la finance actuelle, cet épisode a également donné l’idée d’un cours («GameStop – A Short-Term Drama or Evolution of Finance?») qui sera dispensé en anglais et en ligne le 18 mars* dans le cadre de la Maîtrise d’études avancées en finance du Geneva Finance Research Institute (GFRI, Faculté d’économie et de management). Michal Paserman, responsable de la formation des cadres et des programmes de maîtrise universitaire au GFRI, explique ce choix.
Moins d’intermédiaires
«L’épisode de GameStop est symbolique de l’évolution de la finance actuelle, explique-t-elle. Ces dernières années, un grand nombre d’innovations dans ce secteur ont en effet permis de décentraliser les opérations financières grâce à des connexions Internet rapides et de s’affranchir de plus en plus des intermédiaires, rendant les outils financiers plus accessibles à un nombre croissant de personnes dans le monde. On a aussi vu apparaître de nouveaux acteurs tels que les réseaux sociaux et davantage de petits investisseurs privés qui prennent petit à petit des parts de marché aux acteurs traditionnels que sont les fonds d’investissement, les fonds de pension, etc. Nous abordons tous ces changements dans ce cours.»
Parmi ces innovations relativement récentes, on peut citer les prêts entre pairs (peer to peer lending ou P2P lending) qui mettent directement en relation les prêteurs et les emprunteurs sans passer par des établissements bancaires ou les cartes de crédit onéreuses. De même, le P2P forex, ou le marché des changes entre pairs, permet d’acheter des devises étrangères sans payer les commissions ni les écarts entre les cours acheteur et vendeur. La liste s’allonge avec les transferts d’argent entre pairs (P2P transaction), qui ont vu naître quelques géants du web, le financement participatif (ou crowdfunding), la technologie informatique des blockchains sur laquelle est basée la cryptomonnaie bitcoin, etc.
«Ces avancées représentent autant d’opportunités pour des milliards de personnes et de petites entreprises dans le monde qui n’ont pas ou peu d’accès aux institutions financières et encore moins à leurs différents outils financiers, précise Michal Paserman. Elles sont très populaires dans les pays en voie de développement, en Chine mais aussi aux États-Unis, en Europe et en Suisse. En offrant plus de chances aux entrepreneurs et entrepreneuses ayant de modestes ressources de lancer une affaire, de fonder une entreprise ou de réaliser un investissement, ces outils contribuent à la croissance économique mondiale et à la réduction des inégalités.»
Profiter du déclin
Les transactions boursières n’échappent pas à cette «démocratisation». Et Robinhood en est un des principaux acteurs. Grâce à cette application pour téléphones portables, on peut en effet acheter et vendre des actions (mais aussi des fonds cotés en Bourse, de l’or, des options ou encore des bitcoins) sur les marchés internationaux sans payer de commission. Cela attire un nouveau public, amateur et nombreux, dont une partie se concerte via les réseaux sociaux et qui peut, de temps en temps, exercer une influence considérable. Comme dans l’affaire GameStop.
«GameStop est une entreprise étatsunienne de jeux vidéo et d’électronique créée dans les années 1980, précise Michal Paserman. Elle est en difficulté car elle n’a pas suivi l’évolution des jeux en ligne et son modèle économique laisse à désirer. Sa valeur en Bourse, qui reflète cette réalité, décline depuis plusieurs années. Et les fonds de spéculation, dont fait partie Melvin Capital, le savaient très bien. Ils ont donc décidé de tirer profit de cette chute via la stratégie dite de la vente à découvert.»
La vente à découvert consiste à emprunter à un courtier des actions (sans les payer, donc) et à les vendre immédiatement au prix du marché (disons 100 francs). Après un certain délai, il faut toutefois rendre ces actions au courtier et donc en racheter sur le marché. Si entre-temps le prix de l’action en question a baissé (à 60 francs, par exemple), l’opération se solde par un bénéfice de 40 francs par action. Par contre, s’il a grimpé, on s’expose à des pertes potentiellement gigantesques, en fonction de l’ampleur de la hausse.
Valeur multipliée par 500
C’est exactement durant ce délai que des personnes regroupées sur un forum de discussion du réseau social Reddit sont entrées en jeu. Ayant eu vent de la vente à découvert inamicale contre GameStop, un certain DeepFuckingValue, aussi connu sur YouTube et Twitter comme Roaring Kitty, réussit à convaincre des milliers de membres que GameStop est agressé et qu’il faut lancer une contre-offensive (un short squeeze) en achetant des actions de la société pour faire monter sa valeur. Les vendeurs à découvert sont alors obligés de couvrir leur position en rachetant des actions, amplifiant d’autant la tendance haussière. Tous les plafonds sont transpercés. En cinq jours, la valeur de l’action est multipliée par 500.
Il est probable que la pandémie de Covid-19 ait contribué au phénomène. À cause du confinement, de nombreuses personnes, obligées de rester chez elles, ont en effet eu plus de temps que d’habitude pour s’adonner à ce genre d’activités.
«Le comportement de ces acheteurs et d’acheteuses est un sujet fascinant à étudier, s’enthousiasme Michal Paserman. On sait qu’il s’agit en majorité d’hommes, bien éduqués et jeunes. On peut observer le comportement grégaire prendre forme et comment une multitude finit par agir de concert.» Tous ces amateurs de Bourse n’ont cependant pas la même expérience ni les mêmes connaissances en finance. Il est vite fait de se faire piéger en achetant ou en vendant au mauvais moment et en utilisant des effets de levier excessifs (en s’endettant, par exemple).
Le fonds spéculatif Melvin Capital, le plus exposé dans cette affaire, a été obligé d’emprunter des milliards pour couvrir ses pertes. Il a perdu la moitié de son capital dans l’affaire, suscitant au passage plus de satisfaction ou de schadenfreude que de pitié parmi les commentateurs et les commentatrices. De nombreux individus, vendant trop tard leurs actions, dont la valeur a fini par retrouver son niveau d’avant la bulle, ont également perdu de l’argent. Celles et ceux qui ont vendu au plus haut ont remporté le gros lot.
Facette conspirationniste
L’épisode possède même une facette conspirationniste. Il se trouve en effet que le fonds d’investissement alternatif Citadel est un investisseur important de Melvin tout en exécutant, en même temps, des transactions financières pour le compte de Robinhood. Comme ce dernier a été obligé, à un certain moment, d’arrêter toute activité autour de GameStop pour ne pas se retrouver lui-même en difficulté, cela a suffi pour alimenter des théories du complot de toutes sortes avec Citadel, présenté comme une puissante entité tirant toutes les ficelles.
«À travers l’histoire, la finance a vécu des crises périodiques, analyse Michal Paserman. C’est ainsi en tout cas depuis la crise financière aux Pays-Bas dans les années 1630. Le prix du bulbe de tulipe (une innovation à l’époque) avait alors fait l’objet d’une bulle spéculative qui s’est brusquement dégonflée. De telles crises représentent des risques qui accompagnent souvent des innovations financières avant que les institutions régulatrices ne prennent des mesures pour les gérer et les atténuer, comme cela a été le cas après l’explosion de la bulle Internet à la fin des années 1990 et la crise des subprimes en 2007-2008. Il faudra peut-être un certain temps pour comprendre pleinement la saga de l’affaire GameStop et son impact sur les marchés financiers. Mais il est indéniable que l’influence des nouvelles technologies financières et des médias sociaux se fait déjà sentir.»