Mais comment devient-on un héros ou une héroïne d’envergure nationale ou planétaire? Alors que l’Europe vient de commémorer, les 8 et 9 mai, la victoire de 1945 et que la guerre sévit à nouveau sur le continent, la question est d’actualité. Les présidents Poutine et Zelensky cherchent tous deux à soigner leur posture héroïque. En rétablissant l’honneur blessé de la Russie pour le premier, en sauvant la patrie ukrainienne et les idéaux démocratiques pour le second.
«Avant même la guerre en Ukraine, on assiste au retour en grâce de l’homme ou de la femme providentiel-le», relève Irène Herrmann. Très en vogue durant le XIXe siècle, qui consacre statues et monuments à ses grandes figures historiques, le culte du héros singulier tend à être discrédité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Occident. On lui préfère dès lors des représentations collectives – le monument aux morts – et c’est l’héroïsme anonyme du «soldat inconnu» qui s’impose comme objet de culte. Avec les incertitudes géopolitiques et idéologiques découlant de la fin de la guerre froide, l’aspiration à trouver l’homme ou la femme fort-e refait cependant surface, à travers des figures comme Vladimir Poutine, Donald Trump ou Jair Bolsonaro. Sans vraiment jouer les hommes forts, Emmanuel Macron se présente, lui aussi, en sauveur d’une nation menacée par les divisions aux yeux d’une partie de l’opinion publique. La crainte de cataclysmes environnementaux favorise de même l’émergence d’une Greta Thunberg aux allures de Jeanne d’Arc 2.0, jeune fille inconnue propulsée sur le devant de la scène pour remettre en ordre un monde à la dérive.
Le héros ou l’héroïne est toujours une construction destinée à répondre aux besoins d’une période particulière. «En Suisse, durant la période révolutionnaire, on se réfère à Guillaume Tell parce qu’il incarne la figure du rebelle face au pouvoir impérial, illustre Irène Herrmann. Et lorsqu’on a besoin de réveiller l’unité nationale, on fait appel à Winkelried ou à Nicolas de Flüe.» Plus tard, ce sera au tour de Guillaume Henri Dufour d’endosser cet habit, même s’il ne parvient pas immédiatement à s’imposer comme tel lors de la Première Guerre mondiale.
Dans le surplus d’informations qui caractérise la période actuelle, laissant beaucoup de place à l’émotion et au ressenti, l’héroïne ou le héros affronte un climat plus versatile qui la ou le fragilise. C’est d’ailleurs ce contre quoi semblent lutter, dans le contexte de la guerre en Ukraine, aussi bien Vladimir Poutine que Volodymyr Zelensky, en affirmant haut et fort des valeurs plus rationnelles et idéologiques: la référence à la Grande Guerre patriotique et à la lutte contre le fascisme chez l’un, les valeurs libérales et démocratiques du camp occidental chez l’autre.
Des héros vite consommés
«Plus qu’auparavant, cependant, on décèle le travail des équipes de communication qui œuvrent en coulisse à l’héroïsation du personnage», observe Thomas Cornaz. Dès les premiers jours de la guerre, Zelensky troque ainsi le costard-cravate pour une tenue militaire plus modeste qui le campe en chef de guerre proche de ses soldats, s’adressant à son peuple et au monde par l’intermédiaire de son téléphone mobile. À ce jeu, Zelensky et ses conseiller-ères se montrent d’ailleurs beaucoup plus habiles que leur adversaire, isolé dans ses bureaux et figé dans un décor d’un autre temps. S’il devait être tué, Zelensky resterait certainement un grand héros. Mais, comme toutes les personnes héroïsées de leur vivant, il court le risque de se voir désacralisé. «S’il est toujours au pouvoir quand cette guerre s’achèvera, tout le monde regardera de près la politique qu’il mènera, explique Thomas Cornaz. Il sera très surveillé et le moindre faux pas risque de lui être reproché.» Un phénomène similaire s’est produit en France avec le général de Gaulle, qui a perdu son aura d’homme providentiel dans l’exercice du pouvoir, apparaissant en chef d’État distant et inflexible alors qu’une partie de la population des années 1960 rêvait d’une nouvelle libération.
«Dans une société qui cultive un rapport au temps très rapide, il est difficile de voir émerger de véritables héros ou héroïnes, ajoute Thomas Cornaz. Et quand cela se produit, ils ou elles sont très vite consommé-es. En l’espace de deux ans, Greta Thunberg est ainsi passée d’un statut quasi immaculé à celui d’une jeune fille ordinaire, soumise à la critique sur des éléments de sa vie privée.» Le héros ou l’héroïne se donne l’apparence d’une multitude de compétences, ou plutôt renvoie à celles qu’on lui prête, sans que l’on sache quelle est la part de réel et d’illusion dans ce jeu d’apparence. «Cela n’est d’ailleurs pas très rassurant quant au fonctionnement de notre société», observe Irène Herrmann.