16 février 2022 - UNIGE
«Cette nouvelle crise éloigne encore un peu plus l’Ukraine de la Russie»
Les contentieux entre l’Ukraine et la Russie remontent aux origines des nations russe et ukrainienne, rappelle l’historienne Korine Amacher, professeure de la Faculté des lettres et du Global Studies Institute de l’UNIGE.
Un soldat ukrainien près de Svitlodarsk, à l'est de l'Ukraine, le 4 février 2022. Photo: AFP
Lorsque éclatait, en novembre 2004, la Révolution orange en Ukraine, marquant la volonté d’une partie de la population ukrainienne de s’émanciper de l’influence russe pour se rapprocher de l’Europe occidentale, les Européen-nes pouvaient y voir la dernière manifestation des bouleversements liés à l’effondrement de l’Union soviétique et au repositionnement géopolitique au sein du continent. En massant ses troupes aux frontières de l’Ukraine, depuis décembre dernier, Moscou est venu une nouvelle fois rappeler que la fin de la guerre froide n’a pas mis un terme aux ambitions sécuritaires russes ni aux craintes que celles-ci inspirent aux pays d’Europe orientale. Professeure d’histoire russe et soviétique, Korine Amacher a codirigé avec Éric Aunoble et Andrii Portnov l'ouvrage Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne (Lausanne, Antipodes, 2021). Elle situe la crise actuelle dans un contexte où chaque partie convoque l’histoire pour justifier ses revendications.
Le Journal: Comment la population ukrainienne vit-elle cette nouvelle crise avec son voisin russe?
Korine Amacher: La population des villes situées loin des frontières russes le vit certainement autrement que celle des villes et des localités situées près de la frontière russe ou du Donbass. Ce qui est certain, c’est que la situation est très anxiogène. Personne ne sait ce qui va se passer. Une invasion semble improbable, dit-on en Ukraine, mais en même temps, tout peut arriver. C’est l’incertitude, et certaines personnes évitent de regarder la télévision ou de lire la presse pour ne pas céder à la panique véhiculée par les médias étrangers. Le fait d’annoncer chaque jour une invasion russe imminente ne fait que compliquer une situation déjà difficile. Les pays occidentaux appellent leurs ressortissant-e-s à quitter l’Ukraine au plus vite, et la menace d’une fermeture de l’espace aérien ukrainien plane sur le pays. Un certain nombre de compagnies ont déjà arrêté de desservir l’Ukraine. Cela joue un rôle néfaste, non seulement sur l’économie ukrainienne, menacée de fermeture, mais aussi sur le moral de la population, qui se sent abandonnée alors qu’elle a plus que tout besoin de notre solidarité. C’est comme si c’était l’Ukraine qui était sanctionnée. En même temps, la Russie mène des exercices militaires de grande ampleur tant au Bélarus que dans la mer Noire, ce qui complique les activités commerciales et rajoute une pression psychologique sur le gouvernement comme sur la population. Enfin, cette nouvelle crise éloigne encore un peu plus l’Ukraine de la Russie. À Kiev, il y a d’ailleurs régulièrement des manifestations contre la guerre et contre «l’envahisseur russe». Le temps de «l’amitié entre les peuples frères» semble bien révolu.
Est-il vrai que les habitant-es de l’Ukraine, du moins de sa partie occidentale, sont culturellement plus proches de l’Europe que ne le sont les Russes?
Toute l’Ukraine est culturellement proche de l’Europe, pas seulement sa partie occidentale. Et la Russie l’est aussi. En quoi Saint-Pétersbourg, Moscou, Nijni-Novgorod et Vladivostok seraient-elles moins proches culturellement de l’Europe que ne le sont Kiev, Lviv, Dnipro ou Kharkiv? Après, tout dépend de ce que l’on entend par «Europe » et par «culture». En 1861, dans un texte intitulé Deux peuples de la Rous, Mykola Kostomarov, un historien qui a eu une influence majeure sur l’historiographie ukrainienne, a écrit que les Russes étaient enclin-es à l’autocratie et les Ukrainien-nes à la liberté. C’est une idée qui est ancrée dans de nombreux esprits. Et la vision d’une Ukraine démocratique, dont les cosaques épris de liberté seraient les symboles, est centrale dans l’historiographie ukrainienne. Encore aujourd’hui, et pas seulement en Ukraine, on peut entendre que la Russie est un pays asiatique, et donc despotique, et que l’Ukraine est un pays européen, et donc démocratique. C’est une vision idéologique et simpliste.
On a parlé à propos de la crise actuelle de «nouvelle guerre froide». Est-ce que cette analogie vous paraît fondée historiquement?
On parle de «nouvelle guerre froide» dans les médias depuis que les relations de la Russie avec le monde occidental se sont détériorées, en particulier suite à un discours que Vladimir Poutine a prononcé en 2007 durant une conférence internationale à Munich. Le président russe avait accusé les États-Unis de vouloir créer un monde unipolaire et avait critiqué l’usage arbitraire de la force, en dehors du cadre de l’ONU. Son discours n’annonçait toutefois pas une confrontation globale comme à l’époque de la guerre froide. Ce qui était au centre, c’est l’élargissement de l’OTAN à des pays que la Russie considère comme faisant partie de sa sphère d’influence légitime. L’intervention russe en Géorgie durant l'été 2008 a eu, justement, comme conséquence de bloquer tout avancement de ce pays à son projet d’adhésion à l’Organisation. L’élargissement de l’OTAN reste le point nodal des contentieux. Dans son «ultimatum» du 17 décembre 2021 – en réalité deux projets d’accord concernant l’OTAN –, Vladimir Poutine exige le renoncement à tout élargissement de celle-ci à l’est, l’arrêt du soutien militaire occidental à l’Ukraine, et surtout, le retrait des forces armées de l’OTAN aux frontières de 1997, ce qui inclut les États de l’ancienne «Europe de l’Est», dont la Pologne et les États baltes. Un retour, en quelque sorte, à la ligne de la guerre froide. Mais le monde a changé, et derrière le terme «sécurité» invoqué par la Russie, les États indépendants depuis 1989 et 1991 entendent celui de «domination». Au vu de leur histoire, on peut les comprendre. C’est pourquoi certain-es analystes parlent encore une fois de «nouvelle guerre froide», sauf qu’il n’y a plus vraiment d’enjeu idéologique. D’autres estiment que résister à la Russie ne peut se faire qu’en adoptant une position ferme, comme ce fut le cas au début de la guerre froide, en 1946-1947, lorsqu’il fut décidé qu’il fallait stopper l’extension de la zone d’influence soviétique. D’autres encore arguent qu’à force de vouloir s’entendre avec la Russie, on fait preuve de faiblesse et on laisse tomber l’Ukraine, comme les Anglais et les Français ont laissé tomber la Tchécoslovaquie en 1938. En réalité, l’histoire est sans cesse convoquée par toutes les parties.
Les tensions entre l’Ukraine et la Russie sont-elles liées à la nature des régimes en place à Moscou et à Kiev ou les contentieux historiques sont-ils appelés à se perpétuer indépendamment des configurations politiques?
La situation actuelle repose sur de gros contentieux historiques, liés à la question des origines des nations russe et ukrainienne. Deux visions de l’histoire s’affrontent, comme le montre l’article «Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens» que Vladimir Poutine a publié sur le site du Kremlin, en russe et en ukrainien (!) en juillet 2021. Les Ukrainien-nes réfutent l’idée d’une unité historique russo-ukrainienne et interprètent différemment l’histoire, commencée au IXe siècle, de cet immense État appelé «la Rous» et dont la ville la plus importante était Kiev. Dès le XIIe siècle, la Rous s’est morcelée en plusieurs régions indépendantes, dont certaines ont été placées sous la domination des Mongols de 1240 à 1480. Parmi celles-ci, la petite principauté de Moscou, qui au XVe siècle est devenue un État russe puissant après avoir englobé la plupart des anciens «morceaux» de la Rous. Mais il lui faudra attendre le milieu du XVIIe siècle pour intégrer Kiev en son sein. À la fin du XVIIIe siècle, la Russie a achevé sa conquête de l’Ukraine, au détriment de la Pologne. À partir de là, le destin de presque tout le territoire de l’Ukraine actuelle épouse celui de l’histoire russe, puis soviétique. Cela ne signifie pas que les relations n’ont pas été conflictuelles et que l’Ukraine n’a jamais lutté pour son indépendance. Toujours est-il que dans le discours officiel russe, la Rous est une proto-Russie, alors que dans le discours ukrainien, elle est le premier État ukrainien, dont l’histoire s’est faite indépendamment du processus russe. La prétention de Moscou à l’héritage de Kiev est donc considérée en Ukraine comme illégitime. Bien sûr, comme je le dis toujours, les deux parties nationalisent le passé, ce qui n’a guère de sens, puisque ni la Russie ni l’Ukraine n’existaient sous leur forme actuelle à cette époque. Enfin, lorsque Vladimir Poutine parle du baptême du prince Vladimir en 988 comme d’un événement commun aux Russes et aux Ukrainien-nes, il le fait pour rassembler la Russie et l’Ukraine en un seul ensemble. C’est insupportable pour les Ukrainien-nes, car cela revient à délégitimer les frontières étatiques, et donc la souveraineté de l’Ukraine que le président russe perçoit comme possible seulement en partenariat avec la Russie.
Que pensez-vous de l’idée d’un statut de neutralité pour l’Ukraine? Les grandes puissances auraient les moyens de l’imposer, comme elles l’ont fait en 1815 avec la Suisse, qui n’a pas eu à le regretter…
Oui, c’est une solution qui pour nous, les Suisses et Suissesses, semble acceptable, mais elle comporte quelques bémols pour les Ukrainien-nes. Aucun voisin ne remet en question nos frontières. La situation est différente pour l’Ukraine. Tant que la Russie méprisera la légitimité étatique de l’Ukraine, on pourra négocier toutes les réductions mutuelles des armements entre la Russie et les États-Unis, cela ne résoudra rien. On peut donc comprendre les réticences de l’Ukraine. La neutralité serait une énorme concession accordée à la Russie, car cela impliquerait que l’Ukraine renonce à toute entrée dans l’OTAN. Or depuis 2014, l’Ukraine se sent menacée par la Russie. Et restent les questions de la Crimée et du Donbass, deux conflits qui ne sont pas réglés et qui ne le seront probablement pas avant longtemps.
L’ancien secrétaire général Gorbatchev a affirmé avoir reçu, au début des années 1990, des assurances sur la non-extension de l’OTAN aux pays de l’Europe de l’Est, qui n’ont pas été respectées par la suite. Le président Poutine s’appuie sur cette «trahison» des Occidentaux pour justifier son attitude de défiance, tandis que les États-Unis ont toujours nié avoir pris de tels engagements. Connaît-on aujourd’hui le fin mot de l’histoire?
Cette question agite les esprits depuis fort longtemps. Certain-es évoquent un mythe, d’autres une promesse ferme. Or les sources à disposition sont interprétées de façon différente selon les camps. Tout tourne autour d’un échange entre Gorbatchev et le secrétaire américain James Baker, le 9 février 1990, au sujet de la réunification de l’Allemagne. La question de l’OTAN a été soulevée, et les deux protagonistes sont convenus qu’un élargissement de l’organisation «à l’est de la ligne actuelle» ne devait pas avoir lieu. Mais de quel «est» parle-t-on en 1990, alors que l’URSS existe encore? Pour certain-es, il s’agit uniquement de la RDA, puisque la question portait sur la réunification de l’Allemagne, pour d’autres, cela va bien au-delà. En réalité, en 1990, on est plutôt dans un processus de rapprochement entre l’Est et l’Ouest, et ni Mikhaïl Gorbatchev ni James Baker n’imaginaient la disparition de l’URSS ou du Pacte de Varsovie. La question de l’élargissement de l’OTAN à «l’est» n’était donc pas la plus brûlante. En 2011, le spécialiste des relations internationales André Liebich écrivait dans un excellent article consacré à cette question qu’on continuerait sûrement de débattre encore longtemps pour savoir si une promesse de non-élargissement de l’OTAN avait été faite au Kremlin. Il ne croyait pas si bien dire. Il me semble toutefois que le plus important n’est pas ce qui a été dit en février 1990, mais l’insistance des Russes à se positionner comme une victime des mensonges des Occidentaux. Cette posture victimaire est presque devenue un axiome de la politique extérieure russe.
Mais l’Occident n’a-t-il pas aussi commis des erreurs durant cette période?
Certainement. Des occasions précieuses de forger un véritable partenariat avec la Russie ont été manquées. L’Occident s’est souvent comporté de façon arrogante en mettant en avant ses propres intérêts. Toutefois, cela ne justifie pas les actions russes agressives envers ses voisins. La Russie est un État puissant avant d’être un pays humilié, qui n’a jamais hésité à utiliser la force envers des entités étatiques plus faibles et qui est prête à le faire à nouveau. Par ailleurs, pour la population ukrainienne, il est humiliant d’entendre que leur pays est un État artificiel. Enfin, comment ne pas rappeler qu’en 1994, la Russie, aux côtés des États-Unis et du Royaume-Uni, s’était engagée à respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, Crimée comprise, en échange de son adhésion au Traité de non-prolifération des armes nucléaires et de la destruction des armes nucléaires dont elle disposait. N’y a-t-il pas une «promesse» qui a été violée en 2014? D’un autre côté, les Occidentaux font miroiter à l’Ukraine son adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, alors qu’ils n’ont jamais pensé à l’accueillir vraiment. Dans les relations internationales, il n’y a pas des gentils d’un côté et des méchants de l’autre, et les exemples de promesses non tenues sont, malheureusement, innombrables.