26 juin 2023 - Alexandra Charvet

 

Analyse

Crimes de guerre et crimes contre l’humanité: un verdict historique en Suisse

Le 1er juin, un verdict historique a été prononcé par le Tribunal pénal fédéral à l’encontre de l’ex-chef rebelle libérien Alieu Kosiah. Une avancée majeure dans la lutte contre l’impunité des violations les plus graves des droits humains en Suisse et au-delà, selon Sévane Garibian, professeure à la Faculté de droit.

 

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Des combattants loyaux au Front national patriotique du Liberia dans les rues de Monrovia le 18 mai 1996. Photo: Joël Robine / AFP


Coupable. L’ancien chef rebelle libérien Alieu Kosiah a vu son jugement – vingt ans de réclusion pour crimes de guerre – confirmé en appel, le 1er juin dernier, par le Tribunal pénal fédéral. Commandant du groupe armé l’Ulimo durant le premier conflit civil au Liberia, il avait été condamné, en 2021, pour des exactions commises entre 1993 et 1995, notamment des meurtres, des traitements cruels, des transports forcés, un viol et la profanation de cadavres. Arrivé en Suisse en 1998, Alieu Kosiah avait été arrêté en 2014 et était détenu depuis lors. Son procès en appel s’est conclu sur un verdict historique, sa culpabilité ayant été alourdie du chef d’accusation de crimes contre l’humanité au motif d’une attaque généralisée contre la population civile.

Dans le cadre de son cours «Droit pénal international, crimes internationaux et justice transitionnelle», Sévane Garibian, professeure aux facultés de droit de l’UNIGE et de l’Université de Neuchâtel, et directrice d’un projet de recherche FNS sur le droit à la vérité en contexte d’impunité des crimes de masse (2016-2022), a présenté à ses étudiant-es cette affaire au cœur de l’actualité suisse et internationale. Entretien.

 

sevane-garibian.jpgLeJournal: L’affaire Alieu Kosiah a été qualifiée de première pour la justice suisse. Pourquoi?
Sévane Garibian: Cette affaire est historique, car elle a conduit à  la première condamnation en Suisse pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par une juridiction civile, de très nombreuses plaintes de victimes aboutissant ces dernières années à des non-lieux ou des classements. Une seule condamnation avait eu lieu auparavant, en 1999, mais par une juridiction militaire, pour des crimes de guerre commis au Rwanda. Dans tous ces cas, les condamnations ont été possibles grâce à l’application du principe de la compétence universelle prévue à certaines conditions dans notre Code pénal. C’est ce qui permet aux juges de statuer pour une certaine catégorie de crimes graves commis à l’étranger et dont ni les auteurs/trices, ni les victimes, ne sont des ressortissant-es suisses. Le jugement du 1er juin est par ailleurs très intéressant dans la mesure où la condamnation d’Alieu Kosiah pour crimes contre l’humanité repose sur l’application rétroactive d’une incrimination intégrée au droit suisse lors de la réforme pénale de 2010, pour des faits pourtant commis bien avant l’entrée en vigueur de cette réforme.

Que représente ce verdict pour les victimes du monde entier?
Au-delà de son intérêt juridique, cette décision symbolise l’ouverture d’une voie jusqu’à présent jamais empruntée en Suisse, y compris pour la prise en compte des violences sexuelles comme arme de guerre. Il faut rappeler que les affaires relatives aux génocides, aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre sont toujours très complexes, impliquent des ressources considérables, des expertises spécifiques et de longues procédures. Sans compter les problématiques d’ordre politique et diplomatique sous-jacentes. Les témoignages, ainsi que la collecte et le traitement des preuves, constituent des enjeux majeurs. Dans le cas présent, le procès a en outre été reporté à plusieurs reprises en raison de la pandémie. Malgré les difficultés, son issue est vectrice d’espoir en Suisse comme à l’international. L’actualité de la guerre en Ukraine, par exemple, rappelle l’importance du recours à la compétence universelle, prévue dans les ordres juridiques d’une majorité d’États, comme moyen de contribuer à la lutte contre l’impunité des crimes internationaux les plus graves.

Ce jugement peut-il avoir des conséquences sur d’autres affaires en cours?
En Suisse, l’affaire Kosiah offre un précédent d’autant plus important que se prépare le procès d’Ousman Sonko, ex-ministre gambien de l’Intérieur, accusé de crimes contre l’humanité. Le Ministère public de la Confédération a déposé son acte d’accusation en avril pour des exactions commises entre 2000 et 2016. Jamais un si haut responsable gambien n’avait été jugé pour des crimes de masse commis sous la dictature de Yahya Jammeh. Un procès pourrait également se profiler dans l’affaire Khaled Nezzar, après onze ans d’une procédure qui a connu de multiples rebondissements. Le cas échéant, cet ancien ministre algérien de la Défense répondrait de complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans le contexte de la guerre civile en Algérie.

Peut-on parler d’un tournant dans la lutte contre l’impunité des crimes de masse?
La mise en œuvre du principe de la compétence universelle dans des États tiers permet en effet, lorsqu’elle est effective, de remédier à l’impunity gap en cas d’inaction des États directement concernés ou des juridictions pénales internationales. Le message véhiculé par des procédures telles que celle relative à l’affaire Kosiah est clair: des outils juridiques existent au-delà des frontières pour contrer une impunité persistante. Mais ces outils et leur mise en œuvre, aussi décisifs soient-ils pour les victimes et leurs descendant-es, ne garantissent toutefois ni une prévention tangible des crimes de masse ni une sortie du déni dans lequel s’emmurent le plus souvent leurs auteurs/trices. Alieu Kosiah a toujours plaidé l’acquittement. Il nie en bloc tous les faits qui lui sont reprochés et se dit victime d’un complot.

 

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