LeJournal: Quelles sont les spécificités des mineur-es non accompagné-es (MNA)?
Betty Goguikian: À plus de 90% des garçons, ces jeunes sont à la fois des requérant-es d’asile et des mineur-es sans protection parentale. Ce double statut les expose à un accueil que mon collègue Sydney Gaultier décrit comme paradoxal, oscillant entre la protection de l’enfance (que le droit international leur confère) et la politique d’asile (plutôt orientée vers le renvoi). La plupart, en arrivant, ont entre 16 et 18 ans et traînent pertes, deuils et expériences traumatiques dans leurs bagages. Ils et elles doivent rapidement répondre aux impératifs de mise à niveau des acquis scolaires, puis de formation et d’insertion socioprofessionnelle du pays d’accueil, alors que leur majorité approche et plane sur leur tête comme une épée de Damoclès, puisqu’elle entraîne une perte abrupte des protections que leur confère leur statut de mineur.
Quel est leur état de santé mentale?
Ces jeunes, à la fois pleins de ressources et très vulnérables, présentent de grands risques de développer des troubles psychiques, en particulier un état de stress post-traumatique, de dépression et d’anxiété. Entre 60 et 80% d’entre eux/elles sont concerné-es. En cause, un cumul d’événements de vie traumatiques subis dans l’enfance (grande précarité, négligence, maltraitance, dislocation familiale, atmosphère de peur ou d’insécurité, persécutions, guerre, prostitution…), ainsi que les risques encourus lors du voyage (abus physiques, psychologiques, sexuels ou financiers) dont la durée peut s’étendre sur des mois, voire des années. On aurait tendance à penser qu’une fois arrivé-es en Suisse, leur situation s’améliore, mais les recherches longitudinales montrent qu’en réalité, leur santé mentale se dégrade à moyen terme, les taux de dépression et d’anxiété augmentant avec les années. De plus, certaines formes de stress post-traumatique apparaissent de manière différée, impactant leurs capacités cognitives et adaptatives.
Comment l’expliquer?
Les facteurs sont multiples. Il faut d’abord prendre en compte que, pour ces jeunes, la migration est une réponse à une situation désespérée, sans perspective d’avenir, qui les pousse à s’exposer à des risques majeurs dans l’espoir de se construire un avenir. Il y a parfois un grand écart entre le projet de vie qu’ils et elles convoitent et ce qui leur est proposé. S’ajoutent à cela l’incertitude quant à l’issue de leur demande d’asile et l’inquiétude pour la famille restée au pays. Enfin, ces personnes ressentent de la confusion, de l’incompréhension et parfois de l’injustice face aux injonctions, ambiguïtés et contradictions du système du pays d’accueil, qui les conduisent à un sentiment d’impuissance acquise, alors que certain-es jouent leur vie et celle de leur famille.
Ce qui peut les mener jusqu’au suicide?
Le suicide est une façon de sortir d’une situation qui est perçue comme intolérable, bloquée, injuste. On retrouve chez les MNA nombre de facteurs de risques qui sont caractéristiques du suicide chez tous et toutes les adolescent-es: événements de vie indésirables, familles dysfonctionnelles, faible soutien social, haut niveau de dépression et/ou de colère, faible capacité de régulation émotionnelle. C’est un ensemble de signes avant-coureurs qui devraient nous alerter et sur lesquels nous pouvons agir, soit de manière psychothérapeutique, soit par un accompagnement psychosocial, soit, idéalement, en associant ces deux types de suivi.
Quelle est la responsabilité des pays d’accueil?
Le mal-être de ces jeunes met en évidence les failles du système. Il nous oblige à réfléchir à nos prises en charge. Le cadre administratif, social, médical et juridique n’est pas seulement un décor où les choses se déroulent, il est un acteur essentiel des conditions d’accueil qui, par sa complexité, peut renforcer la vulnérabilité et le désespoir. Une fois arrivé-es ici, ces jeunes se retrouvent dans un monde radicalement nouveau, une machine administrative très élaborée, compartimentée, dont elles/ils ne saisissent pas toujours le sens. Une meilleure prise en charge passe non seulement par un soutien informationnel, social, éducatif et émotionnel, mais aussi et surtout par une coordination et un travail en réseau entre les professionnel-les et les structures qui les encadrent (HUG, Hospice général, DIP, SPMI, associations, familles d’accueil…).
À quel suivi psychologique ont-ils/elles droit?
L’accès aux soins est garanti en Suisse, mais les MNA y ont peu recours de leur propre initiative. Il faut donc qu’un-e professionnel-le s’en charge. Le problème est que le mal-être se manifeste souvent à bas bruit. Les signaux d’appel sont le décrochage scolaire, des troubles du sommeil ou des douleurs somatiques qui, de prime abord, ne sont pas des plaintes psychologiques. Pour les identifier, il faut être proche des jeunes au quotidien, sans quoi un certain nombre passera sous les radars. D’où l’importance d’un dépistage précoce et systématique des troubles tel que pratiqué depuis peu à Lausanne et à Genève.