4 mai 2023 - Rachel Richterich

 

Analyse

Prisons: «L’enjeu est de retrouver une intimité perdue»

Encore peu répandus dans les prisons suisses, les «parloirs intimes» sont parfois l’objet de fantasmes et de critiques. Ils contribuent pourtant à préserver la dignité des personnes détenues et, par conséquent, à préparer leur réinsertion dans la société.

 

88204360_highres_J.jpg

En Suisse romande, seul le complexe carcéral de la plaine de l’Orbe possède un parloir intime. Image: Établissements pénitenciaires de la plaine de l'Orbe, EPO, appelé aussi prison de Bochuz, D. Favre / Keystone


Quand on parle d’incarcération, généralement deux fronts se dessinent. L’un punitif, estimant que les conditions de détention doivent être les plus dures possible. L’autre considérant que la peine doit être juste et proportionnée, et qu’elle doit être au service de la réinsertion. Cependant, un autre courant, abolitionniste, questionne la légitimité même de la sanction pénale et de la prison comme institution. C’est dans cette troisième veine que s’inscrivent les Rencontres critiques de l’enfermement prévues le vendredi 5 mai à l’UNIGE.


Au cours de cette journée d’étude, des chercheurs/euses de divers horizons donneront différents éclairages et échangeront leurs points de vue et leurs expériences sur l’incarcération. Parmi les thématiques soulevées figure celle de la sexualité en prison, facilitée par les «parloirs intimes». Peu nombreuses et méconnues, ces structures sont aussi bien au service de l’émergence d’un droit à la sexualité en prison que de la régulation de la sexualité des personnes détenues. C’est la vision que défend Jean-Sébastien Blanc, doctorant à l’Institut des études genre à l’UNIGE. Dans le cadre de cet événement, il donnera un exposé intitulé «Les parloirs intimes en prison: droit à la sexualité ou principe d’ordre et de régulation?» Entretien. 

Le Journal: Votre exposé porte sur les parloirs intimes. De quoi s’agit-il?
Jean-Sébastien Blanc:
Il s’agit d’une sorte de petit studio, aménagé à l’intérieur des prisons, dans lequel le/la détenu-e peut recevoir son/sa partenaire à l’abri des regards. On reste dans un contexte carcéral fermé, mais, contrairement à la plupart des espaces de la prison, ce lieu est dépourvu de caméras de surveillance. Il faut noter que seule une minorité de prisons en Suisse est équipée d’un tel dispositif – moins d’une dizaine sur 89 établissements. En Suisse romande, à ma connaissance, seul le complexe carcéral de la plaine de l’Orbe possède une telle structure.

Dans quel contexte sont apparues ces structures et avec quelles intentions?
Les premiers parloirs intimes sont apparus en Suisse dans les années 1970, dans une optique d’humanisation des conditions de détention. L’idée est que l’accès à une forme de sexualité choisie contribue au maintien de la dignité de la personne. Si on se positionne dans une optique de réinsertion, en sachant qu’une grande majorité des personnes en prison vont, un jour, en sortir, il est dans l’intérêt général de la population qu’elles puissent exécuter leur sanction pénale dans le respect de leur dignité et de leur intégrité en tant qu’être humain. Au même titre que les parloirs «classiques», ces structures permettent par ailleurs de préserver les liens familiaux du/de la prisonnier/ère pendant sa période d’incarcération.

Toutes les personnes détenues sont-elles éligibles aux parloirs intimes, y compris des auteurs/trices de crimes sexuels?
Non, loin de là. D’une part, parce qu’il existe très peu de structures de ce type. D’autre part, parce que les critères à remplir pour y avoir accès sont stricts, même s’ils ne sont pas toujours bien définis. Le/la détenu-e doit notamment être en exécution de peine, ne pas bénéficier d’un régime de sortie, et une sélection est effectuée selon le type de crime. Il ou elle doit en outre pouvoir justifier d’une relation stable à l’extérieur. Ce dernier critère écarte de fait tout un pan de la population carcérale, notamment les personnes sans permis de séjour, qui se trouvent généralement dans l’impossibilité de faire état d’une telle relation. Enfin, en termes de fréquence, les visites sont limitées selon les prisons entre quatre et six heures une fois par mois ou une fois tous les deux mois.

Certain-es détracteurs/trices pourraient avancer que la sexualité est superflue dans le cadre d’une incarcération. Qu’en pensez-vous?
C’est effectivement un discours que l’on peut entendre. Dans le cadre de ma thèse, qui porte sur l’impact de l’incarcération sur les représentations des masculinités et des féminités ainsi que sur la sexualité, j’ai réalisé une recherche de terrain dans deux prisons de Suisse romande. J’y ai observé deux fronts au sein du personnel: l’un, minoritaire et plutôt punitif, qui estime en effet que de la privation de liberté découle naturellement la privation de la sexualité. L’autre, majoritaire et progressiste, qui entrevoit les bénéfices de telles structures sur la vie en prison.

Qu’en pensent les détenu-es et leurs conjoint-es?
Dans les divers entretiens que j’ai menés avec les détenu-es, le droit à la sexualité est apparu comme une revendication essentielle. Mais en creusant un peu la question, je me suis rendu compte que l’enjeu était moins de satisfaire un besoin sexuel que de retrouver une intimité perdue, dans un espace à l’abri des regards, qui échappe à la surveillance omniprésente. Certain-es sont toutefois mal à l’aise par rapport à ce qui est perçu comme une injonction à la sexualité. Il faut s’imaginer très concrètement ce que cela implique pour le/la prisonnier/ère et pour son/sa visiteur/euse, en termes de railleries de la part des codétenu-es, de pression, etc.

Dans quelle mesure ces parloirs intimes contribuent-ils à démystifier la sexualité en prison?
Déjà, ils sont un prétexte pour aborder le sujet, qui est encore souvent tabou. Mais ils jettent une lumière assez crue sur les problématiques liées à la sexualité en prison. La logique des parloirs tend à valider une certaine forme de sexualité – plutôt conjugale et hétérosexuelle – et à invisibiliser d’autres pratiques, notamment les relations entre détenu-es. Le parloir intime est une manière de légitimer certaines sexualités au détriment d’autres, et la dimension morale n’est donc jamais bien loin. Enfin, les femmes subissent une forme de discrimination, puisqu’une seule prison pour femmes possède une telle structure en Suisse et aucune, à ce jour, côté romand.

RENCONTRES CRITIQUES DE L’ENFERMEMENT

Journée d’étude et table ronde

Vendredi 5 mai | Uni Dufour et Cinéma Spoutnik

 

Analyse