Manuel «Problématix»
Emmanuel Sander et Catherine Rivier, chargée d’enseignement et doctorante au sein du groupe IDEA, ont d’ailleurs publié en septembre 2024 un manuel scolaire à destination des enseignants basé sur cette approche: Problématix, apprendre à comprendre les mathématiques par la résolution de problèmes. Cet ouvrage de 200 pages, qui est le résultat du travail de thèse en cours de Catherine Rivier, repose aussi sur un partenariat avec le Département d’instruction publique (DIP). Pour l’élaborer, la doctorante a récolté un grand nombre de données expérimentales. Le contenu scientifique du projet a été évalué auprès de plus d’un millier d’élèves de l’école primaire en France et en Suisse, auprès desquels les scientifiques ont pu mesurer des progrès importants dans l’apprentissage des mathématiques. Le travail a fait l’objet de plusieurs articles scientifiques. L’ouvrage est édité en France, où de nombreux enseignants et enseignantes l’utilisent déjà, et est proposé par le DIP comme ressource complémentaire aux MER (moyens d’enseignement romands) officiels.
«Ce manuel est un soutien à l’enseignant-e pour concevoir ses cours sur les parties du programme traitées, précise Emmanuel Sander. Il contient des lignes directrices très précises, des objectifs, les types d’erreurs et les difficultés les plus fréquents que rencontrent les élèves et les manières possibles d’y répondre, ainsi que le type de questions à poser. Il est vraiment très complet. Certains éléments sont déjà connus dans le domaine académique, mais nous proposons une systématisation pour qu’ils soient diffusés aux enseignants en formation initiale et continue d’une manière directement opérationnelle en classe. L’avantage de notre approche, c’est sa dimension unifiante. Quelle que soit la discipline, nous capitalisons sur des mécanismes psychologiques communs. Cela constitue un apport complémentaire aux expertises didactiques propres à chaque discipline, avec lesquelles nous développons également des collaborations.»
D’autres membres du groupe IDEA travaillent actuellement sur des projets similaires portant sur l’enseignement de la biodiversité, le développement de l’esprit critique et la pensée informatique. Ce dernier terme recouvre l’idée selon laquelle l’enseignement de l’algorithmique (avec ses structures de boucle, en itérations et autres) crée des compétences cognitives transférables à d’autres domaines que la seule informatique.
«Téléactualiser sa docothèque»
Il existe des conceptions intuitives pour tous les domaines de la connaissance. Dans le cas d’un concept aussi banal que celui de table, on peut imaginer qu’il s’agisse d’un plateau rectangulaire avec quatre pieds. Pour celui de pays, ce serait un territoire en un seul morceau limité par des frontières bien visibles. Pour la justice, ce serait la stricte égalité qui se manifeste par exemple par le fait de partager un gâteau en autant de parts égales qu’il y a de convives.
Le monde numérique est particulièrement parlant pour saisir le rôle crucial des conceptions intuitives. On y parle de bureau pour un espace de travail, de corbeille pour jeter des choses, de documents, de fichiers ou encore de sites et de liens, autant de termes qui existaient dans les dictionnaires bien avant l’arrivée des technologies numériques. Selon le chercheur genevois, cette manière de nommer des objets émergents est révélatrice du fonctionnement psychologique de l’humain. Il crée des choses très nouvelles mais qui ne peuvent trouver leur place dans la société qu’en faisant appel à des concepts familiers qu’on utilise comme métaphores ou analogies pour leur donner du sens. C’est la raison pour laquelle on «consulte sa boîte aux lettres» et qu’on ne dit pas, par exemple, «téléactualiser sa docothèque».
«Les conceptions intuitives sont orientées par le langage, développe Emmanuel Sander. Elles épousent souvent les définitions admises par l’entourage. Elles sont donc influencées par la culture et l’environnement des personnes. On observe néanmoins une grande stabilité de la plus grande part des conceptions intuitives, surtout celles qui nous intéressent à l’école. Par exemple, quand on recherche la conception intuitive de la soustraction, on trouve les mêmes réponses chez plus de 90% des personnes, qu’elles soient à l’école primaire, au cycle, au collège, à l’université ou dans le monde professionnel.»
Autrement dit, ces connaissances élémentaires ne disparaissent pas avec l’âge. On ne les déconstruit pas avec l’apprentissage. On les fait cohabiter avec des connaissances plus évoluées de la même notion. On les enrichit.
Le chemin à parcourir
Après avoir identifié une conception intuitive donnée, l’équipe d’Emmanuel Sander se pose la question du chemin à parcourir pour la faire évoluer jusqu’à la connaissance recherchée.
«Pour ce faire, dans nos travaux, nous capitalisons beaucoup sur les analogies et les métaphores, explique-t-il. L’idée consiste à emprunter à un autre domaine des choses éclairantes par rapport au domaine que l’on cherche à développer. Dans le cas de la soustraction, par exemple, on amène l’élève à constater que soustraire, c’est enlever, d’accord, mais c’est aussi calculer un écart. Dans notre jargon, il s’agit d’accompagner l’élève pour qu’il puisse établir l’équivalence entre la soustraction et l’addition lacunaire. Ça n’a l’air de rien, mais c’est un pas intellectuel énorme pour l’enfant de saisir que «ce qui reste après avoir enlevé» et «ce qui a été gagné sachant ce que l’on avait au début et ce que l’on a à la fin» sont de même nature et peuvent se trouver par une même opération de soustraction. Il s’agit d’apprendre à voir ce qui est commun en profondeur au-delà de ce qui diffère en apparence, c’est ainsi que la connaissance progresse.»