13 mars 2025 - Melina Tiphticoglou

 

Analyse

L’écotopie, l’autre rêve américain

Philosophe de l’environnement, Damien Delorme a pédalé six mois à travers les États-Unis à la rencontre d’écotopies, des lieux de résistance où s’expérimentent de nouvelles formes de pensée et de vie organisées selon des vertus écologiques. De cette expérience, il a tiré une thèse ainsi qu’un récit de voyage.
 

 

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Les jardins coopératifs Grow Dat Youth Farm à La Nouvelle-Orléans mènent différents programmes pour créer un système alimentaire plus juste et plus durable. Photo: C. Bangser/Grow Dat


Selon Le Robert, la philosophie est l’«ensemble des études et des recherches visant à saisir les causes premières, la réalité absolue ainsi que les fondements des valeurs humaines». Une discipline qui se pratique le plus souvent dans les salons feutrés des bibliothèques. Pas pour Damien Delorme, chercheur-enseignant en philosophie et éthique de l’environnement à l’UNIGE. Lui, c’est à vélo qu’il a traversé les États-Unis, d’est en ouest, entre janvier et juillet 2016, afin de comprendre comment, face à la crise écologique, de nouvelles relations avec la nature se mettent en œuvre. Dans L’Autre Rêve américain – Un voyage à vélo vers le soi écologique, paru aux Éditions Actes Sud en février dernier, il relate cette expérience à la fois philosophique, écologique et spirituelle.

 

«Lorsque j’ai commencé à étudier, puis à enseigner la philosophie, les liens entre voyage à vélo et philosophie se sont manifestés avec évidence, explique Damien Delorme en introduction de son livre. Si la philosophie était une invitation à réfléchir sur nos existences, à transformer l’expérience, à assouplir nos idées, alors le voyage à vélo était une application directe de ces visées transformatives: une découverte de soi et du monde.» Sans le savoir, son approche rejoint la philosophie de terrain, un courant de la philosophie contemporaine qu’il découvre au Texas auprès de collègues rencontré-es au cours de son voyage. Celle-ci consiste à ouvrir la discipline à des démarches éloignées de celles qui dominent, par exemple en recourant à des méthodes sociologiques ou ethnographiques, ou en intégrant des expériences mettant à l’épreuve la théorie.

Damien Delorme, quant à lui, aborde son sujet par le voyage. «En tant qu’enseignant, j’ai acquis la conviction que bien pratiquer la philosophie rend plus vivant!» lisons-nous sur le blog qu’il a alimenté tout au long de son périple. «C’est pourquoi donner à sentir le réel avant de le réfléchir conceptuellement m’a toujours paru essentiel. Et c’est pourquoi l’idée d’être dans le voyage comme dans une expérience – attentif à la nouveauté, sensible à l’état de notre corps, non pas pris dans des habitudes de gestion mais disponible à l’instant – me semble de bonne méthode: pour que nos concepts ne tournent pas à vide, dans un ressassement mental névrotique, pour se mettre à l’écoute du monde et laisser émerger les idées qui nous y donnent accès plutôt que de le réduire à des cadres prêts-à-penser.»

Questionner l'idée de nature
Dans le cadre de son périple nord-américain, intitulé «Untaking Space, The U.S. Project», Damien Delorme s’était fixé plusieurs objectifs. Le premier consistait à rencontrer des chercheurs et chercheuses en philosophie de l’environnement qui forment un réseau pionnier et dynamique, bien que minoritaire, dans le pays. «La discipline y a une histoire qui pourrait faire pâlir de nombreuses institutions européennes, commente le chercheur. Les cours d’éthique de l’environnement que je donne depuis cinq ans à l’UNIGE existent, par exemple, depuis cinquante ans aux États-Unis.» La seconde intention était de questionner l’idée de nature et la façon dont celle-ci est remise en question et reconfigurée du fait des crises écologiques. «Je voulais voir comment certaines choses résistent à un système qui dysfonctionne sérieusement et comment d’autres choses s’inventent pour essayer de proposer des alternatives à la catastrophe», expose le chercheur. En quête d’expériences concrètes, Damien Delorme a suivi une «ligne verte» entre Miami et Vancouver, pour aller à la rencontre d’une trentaine d’écotopies, des lieux de résistance où des collectifs, citoyen-nes, activistes, agriculteurs/trices expérimentent de nouvelles formes de pensée et de vie organisées selon des vertus écologiques. «J’ai mobilisé ce concept d’écotopies, explique le chercheur, parce qu’il permettait à la fois de regrouper des lieux hétérogènes et d’insister sur la dimension imaginaire qui n’est pas simplement une fuite hors du réel, mais qui peut être un lieu d’invention, de résistance, d’insurrection.»

Parmi les lieux visités, des coopératives de travail et d’habitation, des écovillages, des parcs et réserves naturelles, comme le parc national des Everglades menacé par la montée des eaux et dont les gardes animent des ateliers de sensibilisation auprès du public. À La Nouvelle-Orléans, il découvre des jardins coopératifs qui mènent un programme de lutte contre l’injustice alimentaire, offrant une production maraîchère couplée à des formations destinées aux leaders de la communauté africaine-américaine afin d’éveiller les consciences aux problèmes d’obésité et d’accaparement des terres. «Certes, ces écotopies sont très minoritaires, commente le chercheur. Mais l’effervescence qu’on y trouve et la myriade d’alternatives qui pétillent dans tous les domaines sont très inspirantes. L’enjeu n’est alors plus de répondre à la question “que doit-on faire?“, mais plutôt “comment passer d'une minorité à la transformation d’un système majoritaire?“»

Les 10’000 kilomètres de cette «ligne verte», Damien Delorme, cycliste de compétition dans sa jeunesse, les a parcourus à la force du mollet. Un choix qui participe de l’expérience. En effet, exposé à la violence des voitures, minorisé dans l’espace social dessiné pour les moteurs et régulièrement confronté à la mort, le cycliste est vulnérable. Aux prises directes avec les éléments, il devient très sensible à son environnement, à l’odeur qui flotte dans l’air, à la chaleur qu’il subit, à la qualité de l’eau qu’il boit… Bref, il fait l’expérience directe de ce qu’il décrit théoriquement.

Un soi écologique
Après six mois de route et un blog alimenté de billets quasi quotidiens, le philosophe cycliste s’est attelé à articuler son expérience avec un travail académique. Il s’est notamment appuyé sur le concept de «soi écologique», formulé en 1987 par le philosophe norvégien Arne Næss. «C’est une façon de penser une transformation, une subjectivité qui intègre les interdépendances écologiques dans la compréhension que nous avons de nous-mêmes, explique-t-il. Nous ne sommes pas seulement nos données administratives ou nos inscriptions sociales (famille, nation, etc.), mais aussi l’ensemble des relations écologiques qui nous constituent. Cela inclut l’attachement à un lieu, à la nourriture, ainsi que l’attention que nous portons aux vivants. Pour Arne Næss, c’était une manière de montrer que s’occuper d’écologie n’est pas un luxe réservé aux riches ou une option partisane. C’était une façon d’impliquer le plus de personnes possible dans cette préoccupation, qui nécessite une remise en question de certains fondements culturels très profonds.» Pour Damien Delorme, cette démarche passe également par les mouvements écoféministes et décoloniaux qui permettent de bousculer les lignes pour mieux transformer notre relation sensible au monde. Le fruit de ses réflexions a fait l’objet d’une thèse de doctorat intitulée «La nature et ses marges: la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales», soutenue fin 2021.

Coauteur d’un Manifeste pour une philosophie de terrain, paru aux Éditions universitaires de Dijon en 2023, Damien Delorme introduit ces notions dans le cours transversal d’éthiques de l’environnement qu’il donne à l’UNIGE. Au travers de débats qui animent le champ de l’éthique de l’environnement, les étudiant-es sont invité-es à faire le lien entre les raisonnements et la vie, entre les arguments et les transformations de comportement. Les concepts de responsabilité, de valeurs, de justice sont abordés en lien avec les enjeux écologiques. Des questions très pratiques, telles que «faut-il avoir des enfants? Faut-il manger de la viande? Faut-il encore prendre l'avion?» sont également proposées à la discussion. Le profil des participant-es étant très varié, le cours permet de créer une sorte d’espace public dans lequel ces interrogations peuvent exister collectivement, de même que les désaccords, laissant à chacun et chacune l’opportunité de s’approprier le sujet.

 

Damien Delorme
«L’Autre Rêve américain – Un voyage à vélo vers le soi écologique»
Éditions Actes Sud, 2025

 

 

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