Publié le 28 mai 2020

 

«Cette crise devrait être l’occasion de repenser la globalisation»

 

Les pays en développement vont être durement touchés par la crise économique. Seules une meilleure coopération internationale et une attention accrue aux aspects sociaux et environnementaux liés au processus de globalisation permettront d’éviter cette catastrophe annoncée, estime l’économiste Marcelo Olarreaga, doyen de la Faculté d’économie et de management (GSEM)

 

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Comment l’Amérique latine, une région du monde qui vous tient à cœur, vit-elle l’épreuve du coronavirus?
Marcelo Olarreaga: Du point de vue économique et social, la pandémie intervient à un très mauvais moment. Après une période de forte croissance au début de la décennie 2010, les économies du continent ont subi un net ralentissement ces deux dernières années, ce qui a entraîné des mouvements de contestation et un regain des populismes. La plupart des pays affichent des déficits publics importants et la crédibilité des banques centrales est largement entamée. Même si le choc sanitaire a été jusqu’à présent moins fort que dans les pays européens et nord-américains, le choc économique dû à l’arrêt de la production risque d’être beaucoup plus dévastateur, les économies en développement ne disposant pas de la même marge de manœuvre que les pays occidentaux.

C’est-à-dire?
Lorsque la dette représente 15% à 20% du PIB, comme en Suisse, les États peuvent rapidement prendre des mesures fiscales efficaces pour venir en aide aux entreprises, quitte à augmenter leurs déficits. La Suisse pourrait même se payer le luxe, sur une courte durée, de monétariser cette aide, en créant de la monnaie, plutôt que de s’endetter. La facture de la pandémie serait alors payée, sous forme d’inflation, par l’ensemble des consommateurs actuels et non pas reportée sur les prochaines générations. De telles politiques économiques sont impensables lorsque la dette représente 40% à 60% du PIB, comme c’est le cas en Uruguay, mon pays natal. Dès l’instant où des banques centrales avec nettement moins de crédibilité que la Banque nationale suisse mettront en marche la planche à billets, on se retrouvera avec des taux d’inflation insupportables.

Il a récemment été question d’effacer la dette des pays en développement. Qu’en pensez-vous?
On a parlé de geler les intérêts de la dette que les pays en développement doivent à des entités publiques, essentiellement les institutions financières internationales. Mais cela ne représente qu’une petite partie de leur endettement qui est surtout en mains privées. Tant que les privés ne se mettront pas d’accord pour geler les intérêts ou envisager un refinancement, ces mesures n’auront aucun impact.

 

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Libraire à Montevideo (Uruguay), Jorge Artola a transformé sa librairie en point de distribution de vivres et de livres pour les plus démunis. 23 avril 2020. P. PORCIUNCULA/AFP

 

Cette crise a révélé la dépendance commerciale des pays occidentaux dans des domaines stratégiques. Cela pourrait entraîner des pressions pour relocaliser certaines industries. Va-t-on donner un coup de frein à la globalisation?
Lors de la dernière récession de 2008-2009, le commerce mondial a diminué de 15% à 16%, à savoir quatre fois la chute moyenne du PIB. Il est difficile de faire des prévisions, mais je serais très étonné si le commerce international pour le mois d’avril 2020 dépassait la moitié de ce qu’il était à la même époque l’an dernier. Il y aura donc un ralentissement, c’est certain. Mais cette crise devrait surtout être l’occasion de repenser la globalisation. En 1997, l’économiste turc Dani Rodrik portait déjà un regard très critique sur les conséquences sociales de ce processus dans son ouvrage Has Globalization Gone Too Far? Vingt ans plus tard, ces questions sont toujours d’actualité. Veut-on une globalisation synonyme de quête exclusive du coût de production le plus bas possible, qui exploite les travailleurs et travailleuses, et aboutit à des situations absurdes comme on en observe aujourd’hui, où des composants essentiels de médicaments sont produits uniquement dans deux villes en Chine? Il est temps d’y réfléchir.

Quelle est la solution?
Certainement pas de tout relocaliser en fermant les frontières. Cela entraînerait des coûts importants en termes d’efficience et aurait plutôt tendance à diminuer notre capacité d’approvisionnement en produits de première nécessité. La globalisation fonctionne à son meilleur niveau lorsqu’elle permet de diversifier les apports à la production et lorsqu’elle tient compte des conditions sociales et environnementales. La solution passe donc plutôt, à mon avis, par des accords internationaux traitant de ces aspects. Malheureusement, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’a jusqu’à présent accouché d’aucun traité sur ces questions sociales et environnementales. Les États ont fait preuve d’un interventionnisme spectaculaire à l’occasion de cette crise. Les politiques fiscales et monétaires qui ont été mises en place en un temps record sont d’une magnitude impensable jusqu’ici. Ils n’ont cependant pas été à la hauteur sur le plan de la coopération internationale. On a assisté à des restrictions aux importations, même à du piratage, avec des masques destinés à l’Italie qui finissent en Allemagne. Or, face à une crise globale, seule l’approche multilatérale peut se montrer efficace.

Comment interpréter la démission du directeur de l’OMC, Roberto Azevedo, annoncée le 14 mai dernier?
Ce départ prématuré peut être vu comme un défi de plus pour la coopération internationale. Il ouvre également des perspectives de renouveau et d’innovation au sein d’une organisation qui en a clairement besoin.

Y a-t-il des raisons d’être optimiste sur la capacité du système économique mondial à se réformer à la faveur de cette crise?
Je crois qu’on assiste à un changement de culture et d’esprit, qui précède d’ailleurs la crise du coronavirus. Dans le monde des grandes entreprises en tous cas, cela se manifeste par un discours sur les missions de l’entreprise. On en a vu l’expression aussi à travers le texte publié en janvier dernier par Klaus Schwab à l’occasion du Forum de Davos. On peut interpréter ces discours comme du toc, mais le fait qu’ils soient tenus par des acteurs économiques de premier plan, et non plus seulement par une frange contestataire, reflète un réel changement. Lorsque j’étudiais l’économie à l’Université, dans les années 1990, on nous parlait de Milton Friedman. Sa vision de l’entreprise axée sur la maximisation des profits des actionnaires et la réduction du rôle de l’État comme recette de la prospérité faisait alors office de dogme. Ce raisonnement est correct en théorie à condition que le marché fonctionne sans entraves et en situation de parfaite concurrence. Or on sait aujourd’hui que ce n’est jamais le cas dans la réalité. L’entreprise ne peut pas se soucier uniquement des bénéfices de ses actionnaires, en laissant la résolution des problèmes sociaux et environnementaux au bénévolat et à la philanthropie. Elle doit tenir compte des intérêts et des préférences de toutes les parties prenantes du marché: celles des salarié-es et des consommatrices et consommateurs comme celles des actionnaires.

 

 

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