23 avril 2020
Le toucher est un sens capital. Peut-on s’en passer?
Les mesures de distanciation sociale prises par les autorités pour lutter contre l’épidémie de Covid-19 sont plus ou moins difficiles à observer selon les individus. Elles révèlent en particulier l’importance du toucher dans la vie sociale. Tour d’horizon avec Édouard Gentaz, spécialiste du développement des compétences sensorimotrices, affectives et sociales chez l’enfant et professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
eJournal: Pourquoi le toucher est-il si essentiel?
Édouard Gentaz: Le toucher est un sens capital et très complexe, qui existe aussi dans le règne animal. Il apparaît précocement dans le développement, les récepteurs somesthésiques (récepteurs cutanés) sont notamment les premiers à être matures au cours de la gestation, et il revêt une importance particulière pour le développement de l’enfant. Par exemple, le «peau à peau» – une méthode classique utilisée dans la prise en charge des prématurés – aide le bébé à réguler sa physiologie et son bien-être. Dès la naissance, le contact tactile est essentiel, que ce soit pour établir des liens avec son environnement ou pour rencontrer les autres.
Le toucher est-il toujours aussi important à l’âge adulte?
Ce besoin reste présent tout au long de la vie mais il se module avec le contexte culturel, notamment en fonction de ce qui peut se faire ou pas dans l’espace public, que ce soit au sein du couple ou dans les relations parents-enfants. Le contact physique représente un signal qu’on envoie à l’autre pour témoigner de la qualité de sa relation ou de son affection. C’est un marqueur qui témoigne de la proximité avec l’autre et qui a des effets sur le plan émotionnel et affectif.
Quels sont les impacts des mesures de distanciation sociale actuelles?
Je parlerais plutôt de distanciation physique: on ne veut plus que les gens aient des contacts tactiles mais il ne faut pas qu’ils s’éloignent socialement et affectivement… Toute privation sensorielle a des impacts négatifs sur le développement psychologique. Chez les personnes âgées, où les interactions sont déjà fortement réduites, le toucher est maintenant devenu proscrit. Les professionnels redoutent que ces personnes n’aient plus envie de quoi que ce soit, qu’elles perdent même l’intérêt de continuer à vivre et l’absence du toucher y contribue grandement.
Comment pallier le manque de contacts physiques?
Comme la signature de la qualité de la relation n’existe plus via le contact physique, il faut d’autant plus montrer que l’on est attaché aux autres en compensant le manque, avec des échanges téléphoniques plus fréquents, par exemple, ou l’envoi de vidéos, de dessins ou encore de petits bricolages. Il faut toutefois prendre garde à s’adapter aux capacités des personnes âgées qui peuvent être touchées par des problèmes de vision ou d’audition ou peu à l’aise avec les nouvelles technologies. Le moment des premières retrouvailles va être particulièrement difficile: si les grands-parents ne peuvent pas toucher les petits-enfants, ces derniers vont se sentir repoussés et risquent de se croire responsables. Il sera important d’encadrer et de décoder ce moment, mais il sera certainement très difficile de se retenir de tout contact physique.
Peut-on imaginer un changement des usages à terme, comme arrêter de se serrer la main ou de se faire la bise?
Les habitudes culturelles ne se modifient pas comme ça. Toutefois, si on devait vivre des périodes de confinement ou de distanciation physique tous les trois-quatre ans par exemple, peut-être que les pratiques se transformeraient peu à peu.
Les contacts sociaux quotidiens se sont modifiés, notamment à travers l’usage de Skype ou de Zoom par exemple. Quelles en sont les conséquences?
Les informations sensorielles échangées, qu’elles soient conscientes ou inconscientes, sont bien moindres, ce qui a pour conséquence un appauvrissement du dialogue. La vue globale du contexte multisensoriel fait défaut, en particulier quand on est en groupe. Les signaux non verbaux (postures, gestuelle…) ont du mal à être traités, on a davantage de difficultés à placer son intervention et à décoder les réactions de notre interlocuteur. Avec l’explosion du numérique, on a tendance à s’affranchir du toucher mais on sent bien qu’il manque. Par conséquent, des champs entiers de recherche sont aujourd’hui consacrés à la simulation numérique de la perception tactile et on observe un engouement pour les méthodes multisensorielles dans les apprentissages scolaires. Au vu de l’évolution de notre technologie, l’intégration du toucher reste un véritable défi.
POUR EN SAVOIR PLUS
Gentaz, E. (2018). La main, le cerveau et le toucher (seconde édition). Paris: Dunod.
Heller, M. & Gentaz, E. (2018). Psychologie du toucher et de la cécité (traduction française). Talant: Les Doigts Qui Rêvent.
Heller, M. & Gentaz, E. (2013). Psychology of touch and blindness. New York: Psychology Press
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