Le Journal: qu’est-ce qui vous a conduit, il y a 30 ans, à concentrer vos recherches sur le tabagisme?
Jean-François Etter: Lors de ma formation en santé publique, j’ai mieux compris l’impact du tabagisme sur la santé publique et j’ai constaté que peu de chercheurs/euses s’y consacraient à l’époque en Suisse.
La lutte contre le tabagisme est-elle aussi vieille que la cigarette?
Le tabac a connu un succès immédiat dès son arrivée en Europe au 16e siècle et ses méfaits ont été décrits dès le 17e siècle. Dans les années 1950, une étude influente réalisée auprès des médecins anglais-es a démontré le lien entre cigarette et cancer du poumon. Une étape décisive a été la publication en 1964 aux États-Unis du rapport de la Surgeon General, la plus haute autorité de santé américaine, qui a établi un lien de causalité entre le tabac et le cancer ainsi que les maladies cardiaques.
Quelles ont été les étapes marquantes au niveau des politiques de santé publique?
En France, la loi Veil, élaborée en collaboration avec des médecins et promulguée en 1976, a interdit la publicité pour le tabac sur certains supports (TV, radio). Il faut attendre 2003 pour voir apparaître une directive similaire au niveau européen, suivie la même année de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, adoptée aujourd’hui par 183 États et dont les signataires s’engagent à adopter les lois antitabac. Parmi elles, notamment, figurent la surveillance, la prévention, la taxation, les interdictions de fumer en public et de faire de la publicité, les avertissements sanitaires, l’aide à l’arrêt et l’évaluation des interventions.
À quel point ces dispositions ont-elles permis d’infléchir le tabagisme?
Dans plusieurs pays, le nombre de fumeurs/euses a drastiquement diminué. En particulier en Australie, au Royaume-Uni et aux États-Unis, où il a diminué de moitié, passant de 30% de la population à 15% sur trente ans. En Norvège, la proportion de jeunes fumeuses est quasi nulle, inférieure à 1%. Cela, grâce à la mise en œuvre des mesures prévues dans la Convention.
Qu’en est-il de la Suisse?
Le nombre de fumeurs et de fumeuses demeure malheureusement élevé et ne diminue plus depuis de nombreuses années. Voilà 30 ans que la part de femmes qui fument stagne à 23%, tandis que celle des hommes s’est stabilisée autour de 30% au milieu des années 2000.
Pour quelle raison peine-t-on à faire diminuer le tabagisme dans notre pays?
Par manque de volonté politique. Pour y parvenir, il faut mettre en place des mesures fortes. Or, la loi fédérale sur les produits liés au tabac a été complètement vidée de sa substance par le Parlement fédéral, notamment en matière de publicité et de taxation. Par ailleurs, pour une lutte efficace, il faut disposer de données et d’outils permettant de surveiller la situation et d’évaluer la portée des mesures politiques. C’est ce que permettait le monitorage suisse des addictions jusqu’à ce qu’il soit privé de subventions fédérales.
Qu’est-ce qui explique ce manque de volonté politique?
La Suisse est le pays d’Europe où l’industrie du tabac jouit de la plus forte influence, selon l’évaluation fournie par le Global Tobacco Industry Interference Index. Au niveau mondial, sur 80 pays passés en revue, la Suisse se classe avant-dernière en termes d’indépendance face à ce lobby, juste derrière la République dominicaine.
Ces dernières années, vos recherches se sont concentrées sur la cigarette électronique. À quel point peut-elle contribuer à l’arrêt de la cigarette?
Une méta-analyse montre qu’elle double les chances d’arrêter de fumer. Il existe cependant une division parmi les expert-es en santé publique. Certain-es voient dans ces produits une alternative à la cigarette offrant la possibilité de réduire les risques liés à la combustion, tandis que d’autres pointent la toxicité propre à ces produits et craignent qu’ils facilitent l’entrée dans le tabagisme. J’essaie pour ma part de garder une position neutre en me basant sur les études et celles-ci démontrent qu’il y a un potentiel à explorer en termes de réduction des risques.
À la suite de la modification de la loi cantonale sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics (LIF), l’UNIGE interdit depuis cette rentrée de fumer à proximité des bâtiments (lire encadré). Qu’en pensez-vous ?
Cela me semble pertinent, car les jeunes voient ainsi moins de scènes de tabagisme et sont par conséquent moins tenté-es. En 1996, l’UNIGE était pionnière en interdisant de fumer à l’intérieur des bâtiments, certain-es craignaient alors que cela ne détériore les relations entre fumeurs/euses et non-fumeurs/euses. L’évaluation que nous avions conduite avait montré que cela ne s’était pas produit, au contraire.