30 mai 2024 - Melina Tiphticoglou

 

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La tapisserie de Bayeux revue par l'intelligence artificielle

Le projet de recherche «Visual Contagions» étudie la mondialisation par l’image en utilisant l’intelligence artificielle. Pour relater sa démarche, l’équipe de recherche a choisi de réaliser une tapisserie, générée par une IA dans le style de celle de Bayeux. À découvrir à Uni Mail.

 

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Fragment de la tapisserie «B-AI-Yeux». À partir du récit du projet de recherche «Visual Contagions» (texte qui figure sur le haut), des images ont été créées de toute pièce en envoyant à une machine des prompts textuels racontant la démarche en langage machine-friendly (texte qui figure au bas).

 

Des séries tournées en Corée, des films venus des Amériques, des contenus qui parcourent la planète sur les réseaux sociaux: la mondialisation par l’image est un fait quotidien. Si le phénomène semble a priori récent, il ne l’est en fait pas tant que cela. Le projet de recherche Visual Contagions financé par le Fonds national suisse et dirigé par Béatrice Joyeux-Prunel, titulaire de la chaire des Humanités numériques (Faculté des lettres), a pour ambition d’étudier ce phénomène depuis l’arrivée des images dans les imprimés (vers 1890). Il part d’un vaste corpus d’images, extraites par intelligence artificielle (IA) d’imprimés illustrés numérisés dans le monde entier. Près de 15 millions d’images ainsi récupérées ont été ensuite regroupées avec l’IA, par similarité de style et de contenu. Toutes datées et localisées, elles permettent de pister la circulation de motifs, de styles, d’objets dans l’espace et le temps. «En tant qu’historien-nes, il est important de remonter au début de cette culture de masse et d’essayer de la décoder pour non seulement la comprendre, mais aussi en avoir un peu moins peur, parce que ce déluge d’images peut être effrayant», explique Marie Barras, doctorante au sein du projet.

 

Quelles images ont le plus circulé? Que disent-elles des générations précédentes? Existe-t-il des centres et des périphéries dans le déluge mondial des images imprimées? Peut-on identifier une trame générale derrière l’apparent chaos de la mondialisation visuelle?
Grâce à ses méthodes dites de «distant viewing», l’équipe a mis en évidence les images les plus imprimées au début du XXe siècle: religieuses, photos d’automobiles, œuvres d’art, bustes et portraits. Assiste-t-on à une mondialisation culturelle pour autant? L’étude statistique indique que la mondialisation par l’image est un phénomène à plusieurs vitesses: le monde des images artistiques – lequel est réduit aux élites – est international dès le départ, tandis que celui des images de presse reste national. Quant aux images publicitaires, elles s’internationalisent progressivement à partir des années 1920, mais surtout après la Seconde Guerre mondiale.

Récit d'une recherche aux prises avec les machines
Une exposition, à voir à Uni Mail jusqu’au 24 juin, raconte ce projet et ses premiers résultats sous la forme d’une installation textile. Celle-ci est accompagnée de panneaux explicatifs et d’un guide audio en anglais ou en français. «Nous nous sommes demandé quelle image pourrait être le symbole de notre travail, raconte Bokar N’Diaye, étudiant de master impliqué dans cette réalisation. La tapisserie de Bayeux, brodée au XIe siècle pour raconter la conquête de l’Angleterre par la maison de Normandie, est une image typique du Moyen Âge représentant des chevaliers, des guerres et des bateaux. C’était un terrain propice pour porter notre propos, c’est-à-dire l’histoire de scientifiques qui réfléchissent sur les images et qui se retrouvent dans une espèce de guerre un peu épique aux prises avec des machines, des technologies et un débordement d’informations visuelles.» Le choix du textile comme support de l’exposition s’explique aussi par les liens que l’équipe de recherche tisse entre ce matériau et ses outils de travail: ainsi, Internet recourt à un vocabulaire textile (web – Toile, networks – réseaux, thread – fil…), et la carte perforée, premier support de mémoire binaire employé dans les débuts de l’informatique, est née dans l’industrie du tissu. «Schématiquement, l’intelligence artificielle est une machine qui fait des choses à la place des humains, complète Béatrice Joyeux-Prunel. Or, c’est un phénomène ancien qui apparaît dès les XVIIIe-XIXe siècles, notamment dans l’industrie textile. Dans ce milieu, quand sont arrivés les premiers métiers à tisser automatisés, les réactions ont été vives et sont très comparables à l’inquiétude que l’on observe aujourd’hui face à l’IA.»

La tapisserie B-AI-Yeux a été générée à rebours de la démarche historique traditionnelle. À partir du récit du projet de recherche, des images ont été créées de toutes pièces en envoyant à une machine des prompts – instructions données à une IA –, puis concaténées pour former la tapisserie. L’algorithme génératif, open source, a préalablement été entraîné par l’équipe sur la tapisserie de Bayeux, pour générer des images dans le même style. Les prompts textuels, racontant en langage machine-friendly la démarche de Visual Contagions, figurent au bas de la tapisserie. Ils peuvent être comparés au récit plus narratif du projet, retranscrit sur le haut. Entre tentatives avortées et ajustements, un long travail a été nécessaire pour parvenir au résultat exposé: plus de 80 mètres de fresque qui ornent les balcons du 1er étage d’Uni Mail, du côté de la bibliothèque.

«Dans cette tapisserie B-AI-Yeux, tout est vrai, et tout est faux, commente Béatrice Joyeux-Prunel. B-AI-Yeux, c’est une invitation à ouvrir les yeux, comme le dit bien son titre. La tapisserie parle de notre projet sur la mondialisation par l’image; de nos données; de nos méthodes; de nos outils; de nos premiers résultats. Elle dit nos essais, nos erreurs, les trouvailles improbables, les impasses et les doutes, les illuminations soudaines. Vus de loin, les personnages semblent s’incarner, agir, exister; tandis que de près, on note leurs têtes coupées, leurs membres inaboutis, leurs gestes maladroits, les lettres qui n’en sont pas, retournées ou à l’envers. D’un fil à l’autre, en tout cas, les rapprochements peuvent être drôles, stupides et, en même temps, tellement pertinents.»

B-AI-YEUX, LA MONDIALISATION PAR L'IMAGE

Installation textile

Jusqu'au 24 juin 2024
Uni Mail, 40 bd du Pont d'Arve, 1205 Genève

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Photos: A. Portrait


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