Justement, d’où viennent les mathématiques?
Les motivations à générer des questions et à les résoudre sont demeurées identiques à celles qui animaient déjà les mathématicien-nes de l’Égypte ancienne. Elles sont de trois types: les nécessités pratiques, les applications dans d’autres sciences, ainsi que la curiosité. Et ces trois sources sont entrelacées. Parfois, on cherche à résoudre un problème par curiosité et, des décennies plus tard, il s’avère que la solution développée a des applications pratiques. Ainsi, les objets mathématiques utilisés dans la mécanique quantique ou le déchiffrement de l’ADN, par exemple, ont été développés bien avant d’être appliqués pour résoudre des questions concrètes. C’est cela qui fait l’essence des mathématiques.
Quelle est la part de créativité dans cette discipline?
Très souvent, le point de départ d’une conjecture est l’intuition, puis il s’agit de passer à la démonstration. Parfois, on peut utiliser une méthode existante, d’autres fois, il faut en inventer de nouvelles. Les mathématiques sont une science créative, mais il y a tout de même des règles définies. En littérature, par exemple, les limites sont moins strictes et on peut les transgresser. En ce sens, les mathématiques se rapprochent de la musique, où les règles harmoniques sont très importantes.
Le sujet de votre exposé lors du colloque Wright évoque la possibilité que les mathématiques constituent un art. Est-ce qu’en mathématiques des sensibilités personnelles ou culturelles s’expriment?
En général, pour qu’on apprécie une forme d’art, il est nécessaire qu’elle fasse référence à ce qu’on connaît tout en en différant sensiblement. Ainsi, si on a étudié l’art, par exemple, en France ou aux États-Unis, il y aura des différences subtiles dans nos goûts. C’est la même chose en mathématiques: il y a des traditions et des approches qui sont «à la mode» ou qui cessent de l’être. La dimension culturelle est importante mais il y a une forme d’universalité dans les mathématiques qui en conditionne l’efficacité. Il est difficile de dire pourquoi les mathématiques que l’on développe aujourd’hui sont dominantes. Est-ce qu’on pourrait imaginer une autre société qui aurait développé un autre type de mathématiques? Je ne sais pas. C’est une question philosophique.
Est-ce qu’on pourrait dire en ce sens qu’il s’agit d’un langage?
Oui, les mathématiques sont de toute évidence un langage. Galilée, le premier, me semble-t-il a évoqué cette idée. En fait, les mathématiques combinent plusieurs langages: si vous dessinez un cercle ou rédigez la formule x2+y2=r2, vous décrivez exactement le même objet. Simplement, l’une des expressions est géométrique et l’autre algébrique. Ce sont les deux formes d’intuition qui dominent dans la discipline. Certain-es mathématicien-nes préfèrent les abstractions de formules et d’autres les images géométriques.
Y a-t-il une forme d’esthétique propre aux mathématiques?
Une expérience en neuroscience a montré que certaines formules mathématiques avaient le même effet sur le cerveau des mathématicien-nes que celles provoquées chez un groupe contrôle par la contemplation de La Joconde. À cet égard, il me semble que l’une des formules les plus intéressantes est celle d’Euler: eiπ +1=0. Nous plaisantons souvent en disant qu’elle connecte les cinq nombres les plus importants en mathématiques : 0, 1, π qui désigne la longueur d’un cercle et est donc un nombre géométrique, i qui n’est pas un nombre réel car il exprime la racine carrée de -1 et e qui est une base de logarithme naturel. C’est une formule très importante car les nombres concernés sont de nature différente. L’idéal dans la discipline consiste à trouver une solution simple, mais il arrive également que ce soit de la complexité qu’émerge l’esthétique. Avec un collègue, nous avons par exemple démontré une conjecture émise par un tiers. Lorsqu’il l’a formulée, il était évident qu’elle était vraie et qu’il était nécessaire de la démontrer en priorité. Nous nous sommes cependant rendu compte qu’elle présentait des contradictions et il s’est alors agi de déplacer ces erreurs d’un rang à l’autre dans notre démonstration. Il fallait en quelque sorte avancer sur un chemin très spécifique en ne faisant aucune erreur. Je me souviens que lorsque nous avons envoyé notre article au collègue qui avait développé la conjecture, il nous a répondu deux uniques mots: «maestro virtuoso!!» Son idée était élégante et il avait fallu un parcours virtuose pour la démontrer.
Votre discipline peut sembler à beaucoup ardue et abstraite. Comment faire percevoir l’esthétique mathématique à un public non averti?
Pour ce qui est de l’esthétique, je fais souvent la comparaison avec la musique. J’ai eu l’occasion de donner un exposé de vulgarisation à 400 écoliers. Le groupe était composé d’un tiers de jeunes pratiquant les sports d’hiver, d’un tiers de danseurs et danseuses et d’un tiers d’enfants étudiant la physique. Pour tenter de leur faire comprendre le sens esthétique que l’on peut percevoir dans les formules, je leur ai présenté une partition d’une pièce de Tchaïkovski et j’ai demandé qui dans le groupe y voyait quelque chose de beau. Une centaine d’enfants ont répondu par l’affirmative. Il s’agissait bien sûr majoritairement des danseurs et danseuses. Lorsque j’ai fait jouer le morceau et demandé pour qui cela dégageait un sentiment d’esthétique, tous les enfants étaient unanimes. C’est la même chose pour les mathématiques: si on est formé, on perçoit à partir d’une formule des choses qui restent cachées aux profanes. Malheureusement, il est difficile de traduire le langage mathématique dans des formes analogiques accessibles, comme c’est le cas en musique. Les ornements infinis que l’on peut créer à partir des fractales, qui génèrent des structures similaires quelle qu’en soit l’échelle, comme celles qu’on a utilisées pour les affiches du colloque Wright cette année par exemple, font peut-être exception.