Les réseaux sociaux ont-ils accentué la problématique?
Avant l’avènement des réseaux sociaux, les victimes disposaient d’un espace sécurisé chez elles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Avec des plateformes comme WhatsApp ou Snapchat, le calvaire ne s’arrête plus. Cela dit, notre dernier projet de recherche à ce sujet montre que ce sont surtout les espaces fermés semi-surveillés, où la présence des adultes est intermittente, comme les couloirs des écoles ou la classe, qui représentent le plus grand risque. Sur le chemin de l’école, les victimes ont la possibilité de s’éloigner.
Sur quelles tranches d’âge ont porté vos recherches?
Nous avions plusieurs modules. Une partie visait à chiffrer le nombre de cas, parmi des élèves de 10 à 14 ans. Nous avons par ailleurs mené des entretiens qualitatifs avec des enfants de 6 à 14 ans.
On observe donc du harcèlement dès l’âge de 6 ans?
Oui. À ces âges précoces, il s’agit généralement de conflits qui deviennent répétitifs, stressants pour les victimes et très délétères pour le climat en classe, mais qui se limitent à trois ou quatre élèves. Dès 11-12 ans, on a affaire à des dynamiques de groupe beaucoup plus marquées et complexes, rendant plus difficile l’identification des auteurs/trices parmi l’ensemble des témoins. Il arrive en effet que le meneur ou la meneuse ne soit pas celle ou celui qui agit le plus, mais que son influence crée des situations de harcèlement. On observe donc une fluidité des rôles qui complique la situation et fait qu’aussi bien les enseignant-es que les victimes ont parfois de la peine à identifier l’origine des attaques. Au niveau primaire, c’est nettement plus clair et les interventions sont par conséquents plus ciblées.
Comment s’expriment précisément ces actes de harcèlement et de violence?
Certain-es chercheurs/euses distinguent les formes directes et indirectes de harcèlement. D’autres, comme Éric Debarbieux, un des chercheurs les plus connus en France sur la violence à l’école et qui est l’un des invités de notre événement, ont des catégorisations sur lesquelles s’est fondé notre questionnaire de recherche. On s’efforce d’identifier les cas de violences physiques, de violence verbale ou encore de violence d’appropriation, comme le vol, le racket ou la dégradation de matériel, de même que les violences à caractère sexuel et le cyber-harcèlement. Certain-es auteurs/trices ajoutent la catégorie des jeux dangereux, la pression de groupe faisant que les victimes de mise à l’écart se sentent dans l’obligation de se prêter à des défis dangereux comme le jeu du foulard.
Le harcèlement est-il plus courant aujourd’hui qu’il y a quelques décennies?
Le phénomène est relativement stable. Les équipes du professeur Debarbieux ont par exemple mené des recherches quantitatives depuis les années 1990 en France. Nous constatons très peu d’évolution. Les chiffres se situent entre 5 et 15% de cas de harcèlement au sein des établissements scolaires. Nous retrouvons ces chiffres dans nos propres recherches. Une enseignante du primaire m’a fait remarquer qu’elle avait chaque année un bouc émissaire dans sa classe. Le harcèlement est un phénomène très systémique. Tout groupe qui dysfonctionne a tendance à identifier un élément ou un individu déclencheur du problème et à reporter sur lui le poids de la faute. Les recherches menées en psychologie sociale montrent par ailleurs que la dynamique de groupe tend très souvent à mettre à l’écart les personnes différentes en son sein, afin de renforcer son homogénéité et sa solidité. Bien entendu, ce n’est pas parce que ces situations de harcèlement se produisent très fréquemment que nous ne devons pas mettre en place des outils pour en atténuer les effets et pour protéger les victimes.
Est-ce que ce phénomène de mise à l’écart correspond aussi à des profils types lié à l’apparence des enfants ou à leur personnalité?
On sait par exemple que le fait d’être rouquin, d’être premier ou dernier de la classe, d’être d’origine étrangère peut être utilisé pour en faire un trait négatif, dans le but de valoriser le reste du groupe et de renforcer le sentiment d’appartenance. On dispose également de chiffres montrant clairement que le fait d’avoir une orientation sexuelle non-hétéronormée, affichée ou supposée par le groupe, est un facteur de vulnérabilité. Mais le marqueur peut aussi être le type de chaussure portée par l’enfant. Le lien entre harcèlement et discriminations peut être affirmé.
Que peut-on faire pour mieux gérer et prévenir ces problèmes?
Les enseignant-es sont souvent désemparé-es lorsqu’ils sont confronté-es à des cas de harcèlement, en dépit de leur volonté de se former, de trouver des solutions et de chercher de l’aide. Ces cas figurent d’ailleurs parmi les facteurs de burnout au sein du corps enseignant. La réponse au harcèlement passe donc par une mobilisation de tous les acteurs/trices éducatifs dans une visée interdisciplinaire: les enseignant-es, mais aussi les professionnel-les de la médiation, la direction des établissements, les psychologues scolaires, les parents. Genève s’est, par exemple, dotée d’une politique de prévention dans la lignée de ce qu’on appelle la méthode de la préoccupation partagée qui consiste à ne pas mettre la faute sur un individu mais à se saisir du problème dans sa globalité. Les cas de harcèlement graves sont souvent le symptôme d’un climat délétère en classe et d’un sentiment d’injustice et d’insécurité au sein d’un établissement. Une première étape consiste à mettre des mots sur ce qui se passe. Il s’agit ensuite d’accompagner la victime et de faire en sorte que le ou la responsable change son comportement, quitte à passer par des sanctions. Mais ce n’est pas suffisant. Inciter les victimes à diversifier leurs activités hors du cadre scolaire où elles peuvent trouver un terrain d’épanouissement avec d’autres enfants peut aussi aider. Il s’avère également très important d’aider les victimes à comprendre que leur situation n’est pas normale. Des travaux montrent en effet qu’elles se remettent considérablement mieux lorsque des témoins, qu’il s’agisse d’autres élèves, d’éducateurs ou éducatrices ou de parents les défendent. Enfin, il est impératif de garantir un suivi, car les témoins et les victimes ont souvent peur des répercussions une fois que les adultes se sont retiré-es.
Le harcèlement laisse-t-il des séquelles chez les victimes comme chez les auteurs/trices?
Chaque individu est doté de ressources différentes, certains étant plus résilients que d’autres. Des études longitudinales réalisées en Grande-Bretagne sur une cohorte de plus de 7000 écoliers et écolières sélectionné-es de façon totalement aléatoire ont toutefois montré que les enfants entre 8 et 12 ans ayant subi des actes de harcèlement présentaient, une fois arrivé-es à l’âge adulte, davantage de dépressions, d’insatisfaction vis-à-vis de leur emploi et de problèmes de socialisation. C’est pourquoi nous qualifions le phénomène de problème de santé publique. D’autres études ont pointé que les enfants identifiés comme se livrant au harcèlement à 8 ans ont plus de risques de sombrer dans la délinquance, de consommer des substances psychotropes à 15 ans ou encore de commettre des actes de violences domestiques par la suite. Raison pour laquelle les harceleurs/euses doivent tout autant être pris-es en charge que les harcelé-es.