10 décembre 2020 - Melina Tiphticoglou

 

Événements

«Le système des prix doit intégrer le coût de la pollution»

À l’instar, notamment, de la France et de la Suède, la Suisse vise la neutralité carbone d’ici à 2050. Elle a également décidé d’introduire une taxe sur les billets d’avion. Ces mesures sont-elles pertinentes, réalistes et efficaces? L’analyse de Saraly Andrade de Sá, économiste de l’environnement à l’Institut des sciences de l’environnement (ISE), qui participera à l'e-table ronde «Le zéro carbone, mythe ou réalité? L’aviation face à son avenir» agendée le jeudi 17 décembre à 12h.


 

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LeJournal: La Suisse vise la neutralité carbone pour 2050. Cela vous semble-t-il réaliste?
Saraly Andrade de Sá: Tous les pays n’ont pas les mêmes moyens et certains ont souvent d’autres problèmes plus urgents à résoudre avant de pouvoir penser à l’environnement. Mais la Suisse et l’Europe en général peuvent se permettre d’être très ambitieux dans ce domaine. Et s’ils font actuellement partie des pays les plus riches de la planète, ils le doivent en grande partie à la révolution industrielle, source de grandes quantités d’émissions de gaz à effet de serre. Ces pays ont donc une responsabilité historique dans la situation actuelle. C’est à eux de prendre la tête du mouvement même si le problème est global et qu’il faudra, tôt ou tard, qu’une large coopération internationale se mette en place.

 

 

Les efforts de la Suisse peuvent-ils porter leurs fruits s’ils ne sont pas partagés à l’international?
Alors que certaines formes de pollution sont très localisées, les émissions de gaz à effet de serre qui causent les changements climatiques sont globales. Peu importe que le CO2 soit émis d’Angola, du Canada ou de la Suisse: le résultat est identique. Et il en va de même pour le lieu de sa réduction. Ce qui compte, c’est une diminution globale des émissions. Cette question cause d’ailleurs énormément de problèmes de coordination au niveau international. Économiquement, chaque pays a intérêt à ne pas trop en faire en espérant pouvoir bénéficier des efforts des autres.

Pouvez-vous préciser?

Réduire les émissions de gaz à effet de serre occasionne des coûts privés, alors que les bénéfices sont collectifs. On appelle cela le problème du passager clandestin ou, en anglais, le free-riding. Chaque agent économique, ici chaque pays, a intérêt à profiter (free-rider) des efforts des autres, parce qu’il en bénéficie sans avoir à en fournir lui-même. Mais si tout le monde pense de cette façon, on ne résoudra jamais le problème. Les pays riches doivent donc prendre le leadership.

Voyager en avion semble désormais incompatible avec une conscience verte. Le secteur de l’aviation est-il si polluant?
C’est effectivement un secteur assez polluant. Selon des recherches récentes, en 2018 le secteur de l’aviation était responsable de 2,5% des émissions de CO2, mais son impact sur le réchauffement – lié notamment à l’émission d’autres gaz que le CO2 – se situe plutôt autour des 3,5%. Il est vrai que les progrès de ces dix dernières années ont permis de diminuer la quantité de polluants émise par passager-ère, mais comme le secteur s’est considérablement développé, la quantité totale de gaz à effet de serre émise n’a cessé d’augmenter.

Comment le secteur doit-il évoluer?
La situation climatique est urgente et tous les milieux doivent faire des efforts. En ce qui concerne l’aviation, soit le secteur continue de polluer autant et, dans ce cas, le nombre de vols doit diminuer, soit il développe de nouvelles technologies pour réduire son impact sur l’environnement grâce à des appareils plus performants ou à des combustibles moins polluants. Pour cela, les compagnies doivent investir dans la recherche. Or, sans incitation économique, il n’y a aucune raison pour qu’elles utilisent une partie de leurs profits dans ce but. Je n’exclus pas que des PDG aient des préférences vertes et fassent évoluer la politique de leur compagnie dans ce sens, mais cela restera marginal. On ne peut pas compter sur les actions volontaires pour résoudre un problème de cette envergure. Des politiques environnementales sont indispensables pour inciter les acteurs économiques à investir dans le domaine.

Quelles sont les règles en vigueur à l’heure actuelle?
Cet été, le parlement suisse a finalisé la nouvelle loi sur le CO2 qui devrait notamment introduire une taxe sur les billets d’avion. Cette mesure, si elle entre en vigueur, pourrait faire diminuer le nombre de vols, car on sait que l’augmentation des prix fait baisser la demande. De son côté, l’Europe a intégré le secteur de l’aviation au marché des droits à polluer en 2012. Depuis, pour les vols intra-européens uniquement, les compagnies doivent obtenir des permis à hauteur de leurs émissions.

Comment ce système fonctionne-t-il?
Dans un marché de permis de polluer, les autorités émettent, chaque année, un nombre de permis – souvent inférieur aux émissions totales de l’année précédente – qui détermine la quantité d’émissions autorisées pour l’année en cours. Ces permis sont ensuite distribués (gratuitement ou lors d’enchères) aux différents secteurs qui participent à ce marché. Les entreprises qui y prennent part sont ainsi incitées à trouver des solutions pour réduire leurs émissions. Si elles émettent plus que les permis en leur possession, elles doivent en acheter sur le marché, ce qui équivaut à une taxe. Si elles n’utilisent pas l’ensemble de leur crédit, le solde peut être remis en vente. Un marché s’instaure ainsi, avec une offre et une demande qui fixent le prix du permis. Toutefois, pour qu’il soit réellement incitatif, il faut que la quantité totale de permis en circulation soit bien calculée.


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Saraly Andrade de Sá

Que pensez-vous de la taxe carbone?
Il faut que son montant soit bien fixé. Cette taxe doit refléter le coût social, c’est-à-dire le coût des dommages provoqués par la pollution que l’on est en train d’essayer de réduire. Le taux est le même pour toutes les entreprises, qui payent ensuite un montant à hauteur des quantités totales de CO2 qu’elles émettent. Celles qui parviendront à réduire leurs émissions payeront moins de taxes, tandis que les moins performantes d’un point de vue environnemental devront soit s’acquitter de montants élevés, soit se retirer du marché. C’est malheureux pour ces entreprises, mais pour la société, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle.

Ces mesures auront des répercussions sur le prix des billets. Est-ce au consommateur de prendre en charge cette évolution?
Il faut comprendre que, pour le moment, lorsque l’on achète un billet d’avion, le prix que l’on paye ne reflète pas tous les coûts associés à notre voyage. Il manque en particulier ce que coûte à la société ce type de transport en termes d’émissions de gaz à effet de serre. C’est ce que l’on appelle des externalités. Le système de prix doit changer pour les internaliser, et les taxes sont des outils qui peuvent nous y forcer.

Une partie de la population n’aura peut-être plus les moyens de prendre l’avion. Ce système n’est-il pas injuste?
L’équité est souvent invoquée contre les taxes environnementales: celles-ci pèseraient trop lourd pour les petits revenus. Pourtant, le raisonnement est faux. On mélange là deux problèmes. D’un côté, il y a le problème des inégalités sociales et de la pauvreté au sein de nos sociétés. De l’autre, celui des questions environnementales. En économie, on applique une règle simple qui dit: «Un problème, un instrument.» Si on souhaite résoudre le problème de la pollution, il faut mettre en place des politiques environnementales et on sait que les taxes sont celles qui fonctionnent le mieux. Ne faisons pas peser la responsabilité des inégalités sociales sur la législation environnementale, mais attaquons-les avec les outils économiques appropriés. Par ailleurs, rien ne nous empêche de coupler l’introduction d’une taxe carbone avec d’autres politiques sociales qui aideraient à sa mise en œuvre, comme, par exemple, une diminution de la TVA. Pour être pleinement efficaces, les incitations économiques dans le domaine de l’aviation devraient d’ailleurs être accompagnées de politiques en faveur d’autres moyens de transport moins polluants, le train, par exemple.

Si la solution est connue, pourquoi sa mise en œuvre est-elle si lente?  
La vraie difficulté, c’est la mise en place de ces politiques et leur acceptation par la société et par les agents économiques. On parle de réguler des secteurs influents politiquement, pour lesquels les enjeux financiers sont énormes. Il faut qu’en face la volonté politique soit forte. De plus, ne nous y trompons pas, malgré une sensibilité accrue aux questions environnementales au sein de la population, les politiques environnementales ne sont pas si facilement acceptées, car elles coûtent de l’argent aux citoyen-nes. La France a envisagé une augmentation des taxes sur les carburants fossiles et cela a débouché sur le mouvement des «gilets jaunes». Tout le monde veut trouver une solution aux problèmes environnementaux, mais personne ne souhaite mettre la main à la poche. C’est toute la complexité du problème. Or, ne rien faire sera catastrophique et débouchera sur le scénario le plus coûteux pour tout le monde.

«Le zéro-carbone, mythe ou réalité? L'aviation face à son avenir»

e-table-ronde avec la participation de Johan Lundgren (easyJet), Lorenzo Stoll (Swiss), André Schneider (Genève Aéroport), Saraly Andrade de Sá (UNIGE), Martin Beniston, (UNIGE) et Bea Albermann (déléguée OMS). Modération: Elsa Floret, journaliste Agefi.

Jeudi 17 décembre | 12h

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