23 octobre 2024 - Campus

 

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«Il est difficile de traduire l’horreur de la guerre en mots»

Désigné Alumnus UNIGE 2024 lors du Dies academicus le 11 octobre dernier, le directeur général du Comité international de la Croix-Rouge, Pierre Krähenbühl, a donné, en juin, une conférence à l’UNIGE.


Actif depuis plus de 160 ans, le Comité international de la Croix-Rouge et ses 18'000 collaborateurs et collaboratrices sont présent-es dans 90 pays, partout où des conflits déchirent les communautés. Le 1er avril dernier, Pierre Krähenbühl en a été nommé le directeur général. Ce Genevois de 58 ans a passé trente ans au service de la cause humanitaire, dont vingt-cinq à des postes de premier plan au sein du CICR. Il a fait une incartade de cinq ans à l’ONU, où il a occupé de 2014 à 2019 le poste de commissaire général de l’Agence sur les réfugiés palestiniens (UNRWA). Alumni UNIGE, l’association des diplômé-es de l’Université de Genève dont il fait partie, l’a invité à donner une conférence le 17 juin dernier à l’occasion de son Assemblée générale. Morceaux choisis.


«Nous avons toutes et tous un lien direct ou indirect avec la guerre. Que ce soit par nos études, au travers d’un proche disparu pendant un conflit ou par l’intérêt qu’on porte à la marche du monde. Mais ce qui me frappe, c’est que ce lien s’exprime souvent par une forme de fascination pour la guerre, pour les dynamiques du conflit, les changements de la ligne de front, les différents acronymes des forces combattantes, les types d’armements utilisés… On a aussi tendance à glorifier la guerre, à en extraire des chapitres héroïques, à poser la conflictualité dans une sorte de geste fondamental et libérateur.

Tout cela est très éloigné du vécu des collaborateurs/trices du CICR et des réalités de la guerre. Quand on travaille au CICR, l’attention se porte sur les êtres humains pris dans l’horreur de la guerre. Ce qui est une chose difficile à traduire en mots. La guerre, c’est ce moment où un groupe armé arrive sur la colline en face de son village et où l’on a quelques minutes pour décider de ce qu’on va emporter dans sa fuite: les papiers nécessaires pour survivre à l’exil, quelques biens précieux? On se souvient alors qu’un de ses enfants est encore dans la cour de l’école et qu’on n’est pas sûr d’avoir le temps d’aller le chercher. L’horreur de la guerre, c’est ce moment où l’on est conduit, les yeux bandés, le long d’un couloir et que l’on entend les cris des autres détenus torturés dans les cellules voisines. Et c’est aussi le sort d’un proche disparu. Ce sont les familles qui attendent des nouvelles pendant des années et qui ont un sursaut d’espoir chaque fois que le téléphone sonne ou que quelqu’un frappe à la porte.


Refus de l’indifférence
Le CICR est né sur un champ de bataille, celui de Solférino où, en 1859, Henri Dunand se retrouve brutalement face à 40'000 morts et blessés laissés sur le terrain par les belligérants. Ce qui lui arrive ce jour-là, c’est une forme de rejet profond, de refus d’être indifférent ou sélectif à l’égard de la souffrance humaine en même temps qu’un besoin de s’engager pour préserver la dignité des personnes touchées. Cet engagement se retrouve d’ailleurs dans toutes les sociétés du monde. C’est un réflexe fondamental.

Il y a deux choses qui me plaisent dans ce moment d’Henri Dunand à Solférino. La première, c’est qu’il est à cet endroit parce qu’il est à la recherche de contacts diplomatiques pour soutenir ses entreprises. Il n’est pas médecin et sa première impulsion, c’est d’agir. Il mobilise dans les villages voisins des personnes, notamment des infirmières, pour subvenir aux besoins des blessés. Et la seconde, c’est qu’à son retour à Genève, il décide qu’agir une fois n’est pas suffisant et qu’il faut inscrire cette action dans une mobilisation durable pour transformer la façon dont les blessés sont traités sur le champ de bataille. Ce qui aboutit à la signature en 1864 de la première Convention de Genève.

Agir et mobiliser reste le paradigme de l’action actuelle du CICR. Nous répondons aux besoins des populations mais à partir des drames humains que nous observons, nous prenons l’initiative de chercher à limiter les moyens et les méthodes à disposition des parties en conflit sur le champ de bataille. En 2006 par exemple, face à l’utilisation des armes à fragmentation sur différents théâtres de conflit, le CICR décide de participer à une campagne internationale visant à interdire ces armes dévastatrices. Nous avons fait de même avec les mines antipersonnel.


L’évolution des conflits
Les conflits ont beaucoup changé à cause de l’évolution des moyens à disposition, des types d’armement, des logiques de conflit, etc… Depuis les guerres mondiales, nous sommes passés par des guerres de décolonisation, la guerre froide et les guerres ayant suivi les attentats du 11 septembre 2001. Nous observons désormais dans les conflits armés une superposition du contexte physique et digital.

Avant, toute la pensée et la façon de faire de l’humanitaire étaient ancrées dans une réalité physique avec un territoire, une population, des ressources et des frontières ainsi que des groupes armés qui se battent à l’intérieur de ces frontières ou qui les traversent pour s’engager dans des conflits avec leurs voisins.

Aujourd’hui, nous sommes face à la combinaison de cette réalité physique avec des moyens qui empruntent aux nouvelles technologies, tels que l’intelligence artificielle, les cyber­attaques, les armes autonomes ou encore la robotisation de la guerre. La prochaine génération d’employé-es du CICR – et les anciennes aussi d’ailleurs – devra intégrer rapidement tout cela dans son travail parce que ces nouveautés changent la conflictualité et la façon d’intervenir auprès des parties.
Cela dit, il y a aussi beaucoup de choses qui ne changent pas. Que ce soit en Ukraine, à Gaza, en Somalie, en République démocratique du Congo, et, sous certaines formes, en Colombie et en Afghanistan, les conflits tuent, blessent, déplacent, torturent, humilient et séparent des milliers de familles chaque année. Ce ne sont pas des statistiques, mais des destins humains marqués de manière indélébile.

Une autre caractéristique des guerres actuelles, c’est qu’elles durent, parfois des décennies. C’est le cas dans les principaux théâtres de conflit où le CICR opère. Or, dans l’esprit de la plupart des gens, l’action humanitaire est associée à des situations d’urgence ou à des crises ponctuelles dans lesquelles il faut protéger les populations, rendre visite aux détenus et essayer de réunir des familles qui ont été séparées. La réalité, c’est que nous sommes présents depuis plus de 70 ans dans le contexte d’Israël et des Territoires occupés, depuis près de cinquante en Colombie et depuis plus de quarante ans en Afghanistan. Cela révèle la faiblesse des mécanismes de prévention et de résolution des conflits.


La mort du droit international humanitaire
Les Conventions de Genève, qui ont 75 ans cette année, contiennent les règles limitant les moyens et les méthodes des belligérants et qui préservent la dignité des civils, des blessés et des détenus. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le CICR a été chargé par la communauté internationale de ce travail humanitaire dans les situations de conflit.

On compte aujourd’hui plus de 120 conflits à travers la planète. Et ce qui se passe en particulier en Ukraine et à Gaza remet en question, aux yeux de certains, la pertinence du droit international humanitaire. Il est en tout cas légitime de se demander à quoi il sert. Mais si les Conventions de Genève étaient mortes en Ukraine ou à Gaza, comme on l’entend parfois, alors le droit international humanitaire serait déjà mort de nombreuses fois, au Rwanda, dans les Balkans ou ailleurs. La liste est longue.

Ces questions ont déjà été posées après le 11 septembre 2001. Des politicien-nes et des chercheurs/euses estimaient alors que les négociateurs de 1949 n’avaient pas anticipé un monde avec Al-Qaïda. Factuellement, c’est probablement correct. Mais il ne faut pas oublier que ces personnes venaient de traverser la plus grande catastrophe que l’humanité ait vécu. Il ne leur fallait donc sans doute pas beaucoup d’imagination pour prendre en compte la capacité illimitée de l’être humain à infliger les pires horreurs à d’autres êtres humains. Ce qu’ils ont négocié en 1949, c’est une sorte d’héritage des drames de la Première et de la Deuxième guerre mondiale. Et plus tard, les Protocoles additionnels ont intégré l’héritage des conflits de libération nationale et de décolonisation. On a donc là un corps de droit qui est essentiel encore aujourd’hui et qui a été façonné par l’horreur de la guerre. Et le CICR a la responsabilité de défendre ces Conventions et d’en appeler à une meilleure application.

Le droit international humanitaire existe précisément parce qu’on sait qu’en chaque être humain, il y a la capacité de torturer l’autre. Et quand on voit ces Conventions violées, on doit s’engager encore plus résolument pour leur respect, justement parce que la nature fondamentale de l’être humain contient cette capacité de violence absolue.


Parler ou se taire
Un des dilemmes les plus importants du CICR, c’est de savoir s’il faut prendre la parole et s’engager publiquement ou se taire. En 1994, par exemple, lors du génocide au Rwanda, comment trouver les mots au milieu de l’indicible tout en restant présent et en essayant d’apporter une réponse aussi modeste soit-elle face à l’horreur? La priorité du CICR, c’est de préserver l’accès aux populations. Pour y arriver, nous avons fait ce choix de nous inscrire dans un principe de neutralité. Ce principe n’a pas toujours été  très bien compris ni accepté. Et c’est encore pire aujourd’hui avec les réseaux sociaux qui offrent une caisse de résonance énorme aux critiques. Le CICR a notamment subi des critiques assez dures au début du conflit en Ukraine sur la neutralité. On lui a reproché de mettre les deux parties, l’Ukraine et la Russie au même niveau. Mais le rôle du CICR n’est pas de juger de la légitimité de telle ou telle cause. Sa responsabilité est de faire en sorte que les parties en conflit respectent les règles du droit international.

Cela dit, personne, et pas davantage au CICR, n’est né neutre. Nous avons toutes et tous le cœur au bon endroit et le réflexe humain le plus naturel en sortant d’un lieu de détention où l’on vient de rencontrer des prisonniers torturés, c’est de crier sa colère et son indignation. Nous ne le faisons pas, ou rarement, parce que cette visite aux détenus, il faut pouvoir la réitérer le lendemain, la semaine suivante et le mois d’après. Ce n’est peut-être pas la seule façon de faire, mais c’est la nôtre.

La neutralité du CICR nous a permis il y a un an de faciliter la libération de centaines de détenus yéménites. C’est ce qui nous a permis de jouer un rôle, à la fin de l’année dernière, dans la libération d’otages aux mains du Hamas et de détenus palestiniens aux mains des Israéliens.
Nous parlons à tout le monde, nous nous asseyons avec tout le monde, nous dialoguons avec toutes les parties. Ce qui représente aujourd’hui plus de 350 groupes armés à travers la planète.

Cela dit, nous devons aussi répondre à d’autres attentes quant à notre rôle, à la localisation et à la décolonisation de l’aide que nous apportons. Parfois, certaines de nos pratiques sont perçues comme imposées de l’extérieur, certaines attitudes comme condescendantes ou inacceptables et sont largement rejetées. Le CICR doit répondre à ces critiques. En d’autres termes, il faut diversifier les perspectives, diversifier le personnel, diversifier les façons de dialoguer avec les différents acteurs au travers de la planète.


La guerre est évitable
Nous nous comportons souvent comme si les guerres étaient inévitables, comme si elles faisaient simplement partie de l’existence et de la réalité des êtres humains. Je pense au contraire qu’il est essentiel que nous ne cédions jamais à cette logique. C’est ce qui m’amène à dire que le maillon faible du système international, c’est le manque d’efficacité des mécanismes de prévention et de résolution des conflits. Le monde s’habitue trop à l’existence des acteurs humanitaires qui permettent de subvenir à des besoins dans l’urgence même si cette urgence devient de plus en plus durable.

On peut donc se demander si l’humanitaire contribue d’une façon ou d’une autre à prolonger les conflits. Je suis convaincu, au contraire, qu’il faut explorer plus activement le lien entre l’action humanitaire et la paix. Le CICR n’a pas vocation à devenir un médiateur. En revanche, son travail sur le terrain, en organisant les échanges de dépouilles entre les belligérants par exemple, est un moment où les parties en conflit dialoguent. C’est une reprise de contact. Cela augmente la possibilité d’avoir dans le futur des gens capables d’amorcer une reprise de dialogue durable pour favoriser une sortie de conflit.

Bien sûr que dans une situation de conflit armé, les acteurs de tous les bords cherchent à nous instrumentaliser. Cela fait partie de la réalité de notre travail et c’est une des pressions les plus fortes auxquelles nous sommes confrontés. On peut travailler pendant des mois à convaincre telle partie que nous sommes neutres, impartiaux et indépendants et il suffit d’une action contraire aux principes humanitaires pour que la confiance soit rompue.»


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