LeJournal: Que signifie la date de 1821 dans l’histoire hellène?
Paul Schubert: Imaginez la situation: la Grèce est soumise à l’Empire ottoman pratiquement depuis la chute de Constantinople en 1453, soit depuis près de quatre siècles. Alors que leur maître se fragilise, les Grecs prennent les armes pour réclamer leur autonomie. Ce sera un mouvement tout à fait sanglant, dans lequel les grandes puissances – Anglais, Français, Russes, notamment – vont devoir intervenir pour faire en sorte que la Grèce sorte de cette domination. L’année 1821 marque donc le début de la guerre d’indépendance. Pour autant, avec ce colloque, notre intention n’est pas de célébrer la guerre ou de prendre position pour un nationalisme ou l’autre, mais bien de s’intéresser à la manière dont les Grecs concevaient une notion positive, celle de liberté.
Pourquoi ce choix?
L’idée de liberté forge l’identité des Grecs depuis l’Antiquité. Cette notion apparaît à l’époque des guerres médiques, qui opposent le peuple grec aux Perses au Ve siècle avant
J.-C. Les Grecs d’alors parlent tous la même langue, mais ne sont pas unis, ils vivent dans des cités éparses, des petits royaumes, des territoires isolés. Face à l‘ennemi perse, ils vont se rendre compte qu’ils ont une identité commune et que, ce qui les distingue de leurs voisins perses soumis à un roi, c’est leur liberté. Cette perception sera très vive chez les Athéniens et va s’ancrer dans les esprits: ce qui fait que les Grecs sont des Grecs, c’est qu’ils sont libres.
Comment cet idéal de liberté s’exprime-t-il?
Quelques décennies après la fin de ces guerres médiques, l’historien Hérodote va en faire le récit. Au fil du texte, l’idée de liberté est de plus en plus présente, comme un leitmotiv. On y découvre des Athéniens qui parviennent à convaincre leurs voisins de mettre de côté leurs querelles et de s’unir derrière l’étendard de la liberté. Que ce soit à Marathon en 490 ou à Salamine en 480, lors de chacune des grandes batailles, c’est ce slogan qui sera brandi: la liberté! En parallèle, des auteurs commencent à décrire ces peuples comme un ensemble, les Hellènes. C’est à ce moment que se cristallise l’identité hellène. Le mot de «Grec», quant à lui, apparaît bien plus tard, avec l’arrivée des Romains, qui utilisent le nom de «Graïkoi», un tout petit peuple de l’Épire, pour l’appliquer à tous.
Les Grecs sont-ils réellement libres?
Cette notion de liberté n’est pas un état de fait, mais une construction intellectuelle. Il s’agit de ne pas avoir de maître et de se gouverner soi-même, d’être autonome. Pour les Athéniens en particulier, c’est l’idée de recourir à un système démocratique. De ce point de vue, tous les Grecs sont loin d’être libres. Dans une cité comme Athènes, seuls 10% des personnes votent, excluant les femmes, les esclaves et les métèques. Avec l’arrivée des Romains, c’est l’ensemble du peuple qui va être soumis à une nouvelle puissance. Les Grecs ne pourront alors plus affirmer «être libres» et vont jouer un jeu ambigu, rêvant, d’un côté, de retrouver la splendeur passée, et acceptant, de l’autre, qu’ils appartiennent désormais à l’Empire romain.
Comment évolue l’identité grecque sous la domination romaine?
Paradoxalement, alors que les Romains sont les maîtres de l’Empire, y compris du monde grec, ils ont besoin de la culture grecque. Quant aux Grecs, ils vont progressivement s’intégrer et dès le IIe siècle après J.-C., ils occupent les plus hauts postes de la magistrature romaine. Ainsi, les Grecs deviennent Romains et les Romains deviennent Grecs. Parallèlement, l’Empire romain s’hellénise. Au IVe siècle, sa capitale est transférée à Constantinople, puis, pendant toute la période byzantine, alors que l’Italie n’est plus romaine, l’Empire romain continue d’exister dans la partie hellénophone. Les Grecs de la période byzantine sont donc à la fois les héritiers de l’Empire romain et de la Grèce classique.
Que se passe-t-il ensuite?
L’Empire byzantin va petit à petit se faire grignoter par les Arabes, puis par les Ottomans, qui prennent Constantinople en 1453. Commencent alors quatre siècles de soumission, une période assez difficile du point de vue grec. Au moment où l’Empire ottoman présente des signes évidents de faiblesse, les Grecs vont se réveiller et, avec eux, cet idéal de liberté qui les accompagnera jusqu’au XXIe siècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple, contrairement aux Français, ils vont refuser de capituler et dire «non» à Mussolini en 1940. Ou, autre exemple, lorsqu’en 2015 le peuple dit «non» aux mesures économiques proposées par l’Union européenne avec la BCE et le FMI. Ces refus contemporains font écho à l’époque où, pendant les guerres médiques, les Grecs ont repoussé l’envahisseur perse, au nom de leur idéal de liberté.