Le Journal: Peut-on «voir» l’évolution dans le corps humain?
Guillaume Lecointre: Oui, on peut y voir non seulement les traces de l’évolution passée mais aussi l’évolution en action. En effet, les trois mécanismes de base de l’évolution sont l’apparition de variations aléatoires dans une population, la transmission de ces variations aux générations suivantes et des contraintes qui canalisent le phénomène. On retrouve ces principes à tous les niveaux des constituants biologiques. On peut même définir comme biologique toute entité du monde réel qui subit ces trois principes. Cela concerne donc aussi les cellules qui composent le corps humain. Elles naissent et meurent, subissent des variations et les transmettent aux générations futures, d’une cellule mère à ses deux cellules filles. Elles sont finalement soumises à des contraintes liées au développement et au fonctionnement de l’organisme. C’est une manière de concevoir le corps humain qui remonte à 1881 mais qui a été récemment renouvelée.
Dans quel sens?
Au beau milieu du siècle dernier, on pensait que l’état normal d’une cellule humaine était de se tenir tranquille et que la prolifération était une maladie. En fait, c’est l’inverse qui est vrai. Dans son état normal, une cellule a une propension naturelle à proliférer, exactement comme les individus d’une espèce. La nécessité de coopérer avec ses congénères permet d’équilibrer les phénomènes. Il arrive toutefois que certaines cellules deviennent subitement insensibles aux signaux chimiques venant du reste de l’organisme et qui, jusque-là, coordonnaient son «comportement» avec les autres. L’équilibre est alors rompu, la contrainte de la collaboration disparaît, laissant libre cours à la prolifération et à l’apparition d’une tumeur cancéreuse.
Guillaumke Lecointre. Photo: E. Chatelain/wikimedia
Est-ce que le corps humain garde aussi des traces de l’évolution passée de son espèce?
Oui, et cela contredit d’ailleurs l’idée très répandue selon laquelle le corps humain (ou de n’importe quel autre être vivant) est une machine optimale et économe. On considère en effet que chacun de ses composants (organe, tissus, cellule, molécule…) est à sa place et qu’il remplit parfaitement sa fonction, sans gaspiller. Or, c’est une illusion. La nature est souvent dispendieuse et loin d’être optimale. Le corps humain ne fait pas exception.
Avez-vous des exemples?
À la sixième semaine du développement embryonnaire, le fœtus humain possède encore neuf vertèbres formant un bourgeon de queue. Quatre d’entre elles vont toutefois régresser, c’est-à-dire disparaître. Les cinq restantes vont se souder au bassin et former le coccyx. Si la nature était économe, elle ne fabriquerait pas neuf vertèbres pour n’en conserver que cinq. Si elle le fait malgré tout, c’est parce que notre développement embryonnaire humain conserve la mémoire d’un temps où nos ancêtres possédaient encore une queue. C’est un souvenir ancien, puisqu’il remonte à la divergence de notre branche d’avec celle des gibbons, il y a quelque 20 ou 25 millions d’années. Quand on fouille un peu dans l’anatomie humaine, on trouve beaucoup d’autres exemples de ce type.
Lesquels?
Nous possédons trois muscles du pavillon de l’oreille insérés dans la boîte crânienne, le muscle supérieur, inférieur et postérieur. Or, vous l’aurez remarqué, nous ne remuons pas les oreilles dans tous les sens comme le feraient un chat ou un lapin. Chez nous, ces muscles sont devenus des atavismes, des vestiges persistants d’une fonction ancestrale que nous avons perdue. Autre exemple: le nerf laryngé droit récurrent. Suivant un trajet curieusement long, il part de la base de l’encéphale, descend vers le cœur, contourne la crosse aortique puis remonte vers sa cible qui est un bloc musculaire autour du larynx. Il y a là manifestement quelques dizaines de centimètres de câblage inutiles.
Qu’est-ce qui fait évoluer l’être humain?
Essentiellement les parasites. Des études comparant des génomes humains de populations du monde entier ont montré que les principales pressions sélectives qui se sont exercées dans le passé sont associées à du parasitisme. Nous, les Occidentaux, vivons actuellement dans un luxe sanitaire inégalé et nous nous sommes débarrassés de la plupart de nos parasites pathogènes. Nous avons oublié que l’état normal d’un individu, c’est d’être parasité.
Est-ce que l’être humain peut échapper à l’évolution?
Non, mais l’humain fait partie de ces espèces qui donnent en héritage à leur descendance des milieux qu’ils ont eux-mêmes fabriqués. La construction de «niches», comme on désigne ce phénomène, représente l’avantage de stabiliser les contraintes de l’environnement qui, sans cela, seraient trop dures. L’être humain, en l’occurrence, trouve le moyen de se construire un habitat, de se chauffer, de domestiquer d’autres espèces animales et végétales pour un approvisionnement alimentaire régulier, etc. À cela s’ajoute la transmission de génération en génération de tout un corpus de phénomènes qui accompagnent l’humain dans sa biologie et que l’on appelle sa sphère culturelle: les langues, les mythes, les religions, les habitudes culinaires… Ces spécificités sont à même de changer quelque peu la structure génétique des populations. Des études l’ont démontré notamment dans le cas des habitudes alimentaires, des langues et des religions, de par le fait qu’elles régissent les unions.
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