18 février 2021 - Melina Tiphticoglou

 

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Suffrage féminin en Suisse: les raisons d’une si longue attente

Les citoyennes suisses ont dû attendre 120 ans avant d’acquérir un droit que leurs concitoyens masculins avaient été les premiers en Europe à obtenir. Ce long chemin ne s’explique pas seulement par la lenteur helvétique, une partie des raisons étant à chercher dans l’ancienneté de notre démocratie. À l’occasion des 50 ans du suffrage féminin en Suisse, une conférence revient sur ces aspects historiques.

 

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En 1928, des membres de la Société suisse pour le suffrage féminin défilent à Berne munies d’un escargot géant. Photo: Fondation Gosteli

 

C’était il y a tout juste cinquante ans. Le 7 février 1971, les Suissesses obtenaient le droit de vote. Elles sont parmi les dernières en Europe. Les Allemandes votent déjà depuis cinquante-trois ans, les Italiennes depuis un quart de siècle. Pour les citoyennes suisses, le chemin aura été particulièrement long: 120 ans et plus de 90 votations – communales, cantonales, fédérales – pour obtenir ce que les hommes avaient acquis en 1848. Ils étaient alors les premiers en Europe. Pourquoi fut-ce si long? Comment expliquer ce paradoxe d’une démocratie parmi les plus vieilles du monde qui refuse si longtemps d’octroyer des droits politiques à la moitié de sa population? Pour Brigitte Studer, historienne à l’Université de Berne, les raisons sont précisément à chercher dans l’ancienneté de notre démocratie. Ce jeudi 18 février, elle reviendra sur les traits saillants du long combat des Suissesses pour l’égalité politique et les facteurs explicatifs de la singularité helvétique à l’occasion d’une conférence organisée par Irène Herrmann, professeure d’histoire à l’UNIGE. Entretien.

 

LeJournal: En 1848, lorsque les hommes suisses obtiennent le droit de vote, ils sont les premiers en Europe. Quel est le contexte?
Irène Herrmann: Le pays sort de la guerre civile du Sonderbund. Plus qu’un pays, c’est un conglomérat de cantons qui partagent peu d’institutions. L’État fédéral est alors très faible. En donnant un outil d’expression politique commun à tous les Suisses, il espère se consolider. Il choisit d’accorder aux hommes suisses le droit de vote, ainsi que la possibilité de réviser totalement la Constitution. Pour l’époque, ce sont des droits extraordinaires, que d’aucuns considéraient comme très dangereux. Rappelons que la Suisse est alors entourée de monarchies pas spécialement tendres.

Certains cantons pratiquent déjà la Lansdgemeinde. Quel en sera l’héritage?
Lorsque l’on introduit la démocratie représentative en Suisse, il est impensable de dire qu’on s’inspire de la France dont les armées ont occupé le pays 500 ans plus tôt. On présente alors cette mesure comme la digne héritière de la démocratie directe qui prévaut dans les cantons à Landsgemeinde. L’idée qu’on se fait de ce nouveau régime politique s’en imprègne et va longtemps être un frein à l’introduction du suffrage féminin. La Landsgemeinde est en effet une institution de type archaïque. Le vote n’y sert pas à exprimer l’opinion individuelle des votants, mais à confirmer la place qu’ils occupent en tant qu’entité dans un ordre social qui les protège. Ce rôle est le plus souvent assumé par les hommes et on refuse aux femmes des droits politiques sous prétexte que l’avis familial est déjà porté par l’époux. Une autre caractéristique importante de la Landsgemeinde est qu’elle associe le droit de participer à la chose publique au fait de la défendre. Les hommes viennent voter avec leurs armes.

Les femmes suisses seront parmi les dernières en Europe à acquérir des droits politiques. Ces aspects historiques suffisent-ils à expliquer un tel retard?
Non. Plusieurs éléments de réponse sont relatifs à la démocratie directe suisse. C’est d’abord le seul pays dans lequel on a demandé aux hommes d’accorder ce droit aux femmes. Si on avait posé la même question aux Français ou aux Italiens, je ne suis pas certaine qu’ils auraient été plus rapides. Ensuite, le système octroie à ses citoyens des droits très larges – de vote, d’initiative et de référendum – qui leur donne un pouvoir considérable. Cela pourrait expliquer les réticences à étendre ces droits à la population féminine. Enfin, la manière par laquelle les droits politiques ont été accordés aux hommes suisses a beaucoup joué en la défaveur des femmes.

C’est-à-dire?
L’État fédéral étant très faible, il a besoin de l’appui de ses citoyens. Pour en garantir un usage raisonnable, le droit de vote leur est présenté comme une faveur. Les hommes étaient «si raisonnables et modérés qu’ils méritaient ces droits». Cette stratégie s’avère efficace. Les hommes apportent aux autorités le soutien dont elles avaient besoin. Par contre, considérant que cette récompense était à l’aune de leur mérite, ils vont être peu enclins à la partager. Les hommes se sentent investis d’un privilège qui leur appartient en propre. Ce sentiment traverse les années et explique la forte prégnance du machisme dans le discours politique.

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Irène Herrmann

La France et l’Italie accordent le droit de vote aux femmes au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi la Suisse ne leur emboîte-t-elle pas le pas?
La Suisse a été largement épargnée par le conflit: le pays n’a pratiquement pas de dette de guerre, il ne s’est pas battu, sa puissance de production est intacte. Le pays est richissime. De plus, le fait que la Suisse n’ait pas été envahie est considéré comme le signe d’une démocratie solide. Autant de raisons d’en déduire que le modèle helvétique touche à la perfection. Ce sera un élément supplémentaire qui jouera en la défaveur des femmes.

Les Suissesses auraient-elles pu se mobiliser davantage?
Il y a eu certes des mauvaises langues pour dire que si les femmes suisses avaient obtenu le droit de vote si tard, c’est qu’elles ne s’étaient pas battues. C’est totalement faux. Les Suissesses se mobilisent dès la fin du XIXe siècle. Comme elles essuient des refus, elles adoptent un mode d’action plus véhément. Cette attitude leur sera reprochée comme apportant la preuve de leur immaturité politique. Enfermées dans cette logique pendant de nombreuses années, les Suissesses devront attendre que leur mode de revendication militant soit considéré comme acceptable. Les mouvements de contestation de Mai 68 apporteront cette légitimité.

Soumis au vote populaire, le suffrage féminin est rejeté par 67% des votants en 1959 avant d’être accepté par une proportion quasi exactement inverse (65,7%) en 1971. Que s’est-il passé entre ces deux votations?
Les changements qui sont intervenus dans l’ensemble du monde occidental dans les années 1960 vont peser de tout leur poids dans le résultat du vote. Par contre, les raisons qui incitent le gouvernement à proposer à nouveau l’objet aux citoyens sont totalement intéressées et ont trait à l’image et au statut du pays sur la scène internationale. À la fin des années 1960, la Suisse veut en effet signer la Convention européenne des droits de l’homme, or celle-ci prévoit le suffrage féminin. À cela s’ajoute, en juin 1970, le refus de justesse de l’initiative Schwarzenbach qui vise à limiter le nombre d’étrangers sur le sol helvétique. Le résultat du vote est considéré en Suisse et à l’étranger comme la preuve même de la xénophobie et de l’arriération des Suisses. Il devient impératif de contrebalancer cette image négative et le Conseil fédéral soumet à nouveau le suffrage féminin au vote, avec beaucoup plus de conviction qu’en 1959.

VOTE DES FEMMES EN SUISSE: UNE SI LONGUE MARCHE

Conférence de Brigitte Studer, historienne et professeure émérite d’histoire de l’Université de Berne

Jeudi 18 février 2021 | 18h15 | En ligne, sur inscription

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