24 février 2022 - Alexandra Charvet

 

Événements

«Il est urgent de contrôler l’industrie du numérique»

Les enfants sont de plus en plus confronté-es aux outils numériques, et ce, dès leur plus jeune âge. Une conférence vise à débattre des moyens de leur inculquer les connaissances et réflexes de base pour leur permettre d’user de ces technologies de manière prudente, responsable et éclairée.

 

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Ordinateurs, tablettes, téléphones portables: les enfants sont de plus en plus exposé-es aux outils numériques. Bien que ces technologies offrent de nombreux avantages, elles présentent également des risques tels qu’atteinte à la santé, divulgation d’images, cyberharcèlement ou pédocriminalité. Des dangers qui restent difficiles à identifier et à prévenir. Trois spécialistes se pencheront sur la question lors d’une conférence organisée par le Bureau de la transformation numérique (BTN) le mardi 1er mars. Entretien avec Philip Jaffé, vice-président du Comité des droits de l’enfant des Nations unies et professeur au Centre interfacultaire en droits de l’enfant.


LeJournal: Face à l’augmentation du temps passé devant les écrans et à ses effets délétères, faudrait-il limiter les fonctionnalités addictives de certaines plateformes?
Philip Jaffé:
Le Comité des droits de l’enfant appelle clairement à ce qu’il y ait une réglementation contraignante en matière d’environnement numérique pour les enfants. C’est un défi énorme pour nos sociétés, car il s’agit en même temps de ne pas freiner les progrès dans ce domaine. La vaste majorité des outils et des applications numériques a été conçue par des adultes pour des adultes, alors même que les enfants sont très présent-es sur ces plateformes. Or, cette présence n’a pas été suffisamment pensée. Le Comité appelle ainsi urgemment à ce que l’industrie numérique soit amenée à réaliser, pour toutes les innovations qu’elle développe, des évaluations d’impact sur les enfants et de toujours prendre en compte leur intérêt supérieur. Tous les États doivent prendre conscience qu’il est nécessaire de guider, voire de contrôler un tant soit peu l’industrie du numérique.

Existe-t-il des bonnes pratiques en la matière?
L'exemple qui sort du lot à l’heure actuelle est australien, où un eSafetyCommissioner a été mis en place. Cette entité indépendante peut enregistrer des plaintes, elle dispose d’une force d’enquête sur les entreprises en cause et peut les contraindre à changer leurs pratiques afin de protéger les utilisateurs/trices. Une autorité de ce type a un effet préventif: les compagnies concernées sont conscientes qu’elles peuvent être pointées du doigt et mènent par conséquent une réflexion en amont sur ce qu’elles peuvent et ne peuvent pas faire.

Quels sont les aspects les plus inquiétants du monde numérique?
Les enfants y sont soumis-es à des pratiques insidieuses de neuromarketing: chaque clic exécuté est enregistré. Les enfants sont canalisé-es vers des choix forcés, sur des sites qui ont acheté des données permettant d’identifier les individus les plus susceptibles d’être preneurs des produits qu’ils proposent. Les jeunes sont aussi susceptibles d’être guidé-es vers des activités se révélant dangereuses. Une réflexion est à mener pour éviter, par exemple, qu’une jeune fille quelque peu déprimée par sa silhouette ne tombe sur des sites proposant des régimes drastiques qui vont la conduire tout droit vers des troubles alimentaires. Les outils numériques facilitent en effet les pratiques déloyales de l’industrie. Ainsi, bien que la plupart des pays limitent la publicité sur le tabac, les cigarettiers profitent des réseaux sociaux pour faire de la promotion via les influenceurs/euses, pratique qui échappe à toute réglementation à l’heure actuelle.

Le contrôle étatique devrait-il porter aussi sur d’autres acteurs que les entreprises?
Pour le Comité des droits de l’enfant, les États devraient également agir sur le plan de la scolarité afin que chaque enfant reçoive une éducation suffisante pour être, au moins, capable de comprendre les risques encourus dans le monde du numérique. Les États sont également encouragés à former les professionnel-les afin qu’ elles et ils puissent accompagner les enfants dans ce domaine. Enfin, nous recommandons aux milieux de la santé de prendre en compte les besoins spécifiques des enfants, en leur fournissant de manière sûre et sécurisée, sur des sites dignes de confiance, des informations adaptées à leur âge sur la sexualité, la santé mentale, etc. L’anonymisation des données et la confidentialité sont extrêmement importantes. Nombre de compagnies sont en effet avides d’obtenir les données de santé que les enfants fournissent en surfant simplement sur le web. Les informations collectées sont tellement nombreuses que certaines entreprises sont capables aujourd’hui de prédire avec précision l’apparition des règles chez une adolescente.

Quels sont les axes de prévention que vous préconisez?
J’aime bien évoquer les 4C: il s’agit de prendre en compte les risques de contenus inappropriés, les risques de contact – les personnes malveillantes ou les formes de sollicitations poussant à des actes d’achat –, les risques de conduite que l’enfant peut avoir – propos haineux ou discriminatoires, harcèlement, échange de matériel sexualisé. Le dernier C concerne le contrat tacite existant entre l’utilisateur/trice et le fournisseur. C’est sur ce dernier point que les entreprises ont le rôle le plus important à jouer. Elles présument que toute personne utilisant une plateforme numérique donne son consentement libre pour tout ce qui va suivre, alors qu’elles devraient introduire des formes de vérification de l’âge et s’assurer que les personnes vulnérables sont filtrées à différentes étapes. C’est un changement de mentalité qui doit s’opérer.

Quel rôle imaginez-vous pour l’école?
Il y a un grand travail à faire de la part des autorités scolaires, pas seulement pour que les enfants apprennent à maîtriser l’environnement numérique en vue de mieux se protéger, mais aussi pour les encourager à garder un esprit critique. Pour ne pas les laisser s’encapsuler dans des espaces numériques qui sont certes stimulants mais incroyablement réducteurs. L’école doit construire une curiosité proactive chez tous les enfants, une forme d’antidote à la passivité et à l’enfermement.

Voir ou revoir la conférence

ENFANTS DU NUMÉRIQUE: COMMENT PRÉPARER LES ENFANTS À L’HYGIÈNE DU NUMÉRIQUE?

Conférence de Philip D. Jaffé, vice-président du Comité des droits de l’enfant des Nations unies et professeur au Centre interfacultaire en droits de l’enfant, UNIGE, Sandra Cortesi, directrice du projet jeunesse et médias, Berkman Klein Center for Internet & Society, Harvard University, et Sébastien Salerno, chercheur en communication et médias, chargé de cours en sociologie des médias numériques, UNIGE

Mardi 1er mars | 19h | Uni Dufour ou en ligne


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