13 février 2025 -Anton Vos

 

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«Nous aimerions construire un réseau quantique à Genève»

La leçon d’ouverture du semestre de printemps traite de la prochaine révolution quantique. Entretien avec l’orateur, Nicolas Brunner, physicien théoricien de la Faculté des sciences.

 

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La prochaine leçon d’ouverture du semestre de printemps nous situe à l’aube d’une «nouvelle révolution quantique». Dans un futur encore indéterminé, les nouvelles technologies basées sur les propriétés de cette science du tout petit, telles que la communication quantique, les senseurs quantiques et, surtout, le très attendu ordinateur quantique, pourraient bien bouleverser le monde. Explications avec Nicolas Brunner, professeur au Département de physique appliquée (Faculté des sciences), qui s’exprimera sur le sujet le mardi 18 février à 18h30 à l’auditoire U600 d’Uni Dufour.

 

Le Journal: L’ONU a décrété que 2025 serait l’«Année internationale des sciences et technologies quantiques» – ce qui a d’ailleurs motivé le choix du thème de votre conférence. Pourquoi?
Nicolas Brunner: Il se trouve que l’on fête cette année les 100 ans de la physique quantique. Cette théorie n’a pas été inventée du jour au lendemain, par une personne. Cette nouvelle physique aux propriétés très contre-intuitives est le résultat de plus de vingt ans de discussions entre tous les plus grands physiciens de l’époque comme Albert Einstein, Erwin Schrödinger, Max Planck ou encore Werner Heisenberg (il y en a d’autres), chacun apportant sa pierre à l’édifice. Plusieurs aspects de la théorie ont été âprement débattus, comme les concepts de hasard et d’intrication quantiques, certains scientifiques ayant de la peine à les admettre comme des réalités physiques. En fin de compte, ces recherches ont évolué de telle sorte qu’en 1925, la première version complète de la physique quantique a pu être présentée.

Quel impact cette théorie a-t-elle eu sur la société?
La quantique a d’abord eu un impact énorme sur notre compréhension du monde et, plus précisément, du monde de l’infiniment petit, des atomes, des particules, etc. Elle expliquait enfin la stabilité des atomes, la liaison des atomes les uns aux autres pour former des molécules, l’interaction entre la lumière et la matière, la supraconductivité, etc. Autant de phénomènes que la physique classique macroscopique du XIXe siècle était incapable de décrire correctement. En parallèle, la quantique a permis une des plus grandes révolutions technologiques de l’histoire. En décembre 1947, trois physiciens des Laboratoires Bell, John Bardeen, William Shockley et Walter Brattain, inventent en effet le premier transistor basé sur les semi-conducteurs (qui fonctionne selon les principes de la physique quantique, bien sûr). Ce dispositif a commencé par remplacer les vieux systèmes à lampes, volumineux et fragiles, utilisés notamment dans les amplificateurs. Les semi-conducteurs sont ensuite très vite devenus les composants élémentaires de n’importe quel dispositif électronique. Dans les tout derniers processeurs d’ordinateurs, on trouve désormais des milliards de transistors sur quelques centimètres carrés. Bref, sans la physique quantique, il n’y aurait pas d’ordinateur dans chaque foyer, pas d’Internet, pas de téléphone portable, pas d’intelligence artificielle… Il apparaît que cette première révolution quantique pourrait bien être suivie par une deuxième vague d’applications basées sur les effets fondamentaux de la physique quantique et qui pourraient, à leur tour, avoir un impact très important sur la société.

À quoi pensez-vous?
On voit actuellement émerger un certain nombre d’applications, toujours fondées sur les propriétés étonnantes et parfois déroutantes de la physique quantique. L’ordinateur quantique, par exemple, qui est basé sur une logique totalement différente de celle de l’ordinateur classique, donne l’espoir de pouvoir résoudre des problèmes impossibles à traiter sur une machine conventionnelle.

Vous avez des exemples?
On peut considérer les ordinateurs quantiques comme des «simulateurs quantiques», c’est-à-dire qu’ils sont capables de simuler un système physique complexe, comme une protéine qui se replie, le transport électrique ou de chaleur dans un matériau, etc. Le but serait de comprendre de vrais phénomènes physiques, qui peuvent s’avérer utiles pour des applications très concrètes, telles que la création de médicaments ou le développement de matériaux supraconducteurs à température ambiante. Des avancées qui changeraient tout.

On ne peut donc pas rêver d’un ordinateur quantique personnel qui trônerait sur son bureau…
Non. Ils sont pensés comme des outils pour assister la recherche et le développement de nouvelles technologies. L’apport à la population serait plutôt indirect.

Où en sommes-nous dans la conception de ces ordinateurs quantiques? Existent-ils seulement?
Ils font l’objet d’importants progrès. En 2019, la meilleure machine est le Sycamore de Google (lire l’article dans Campus n° 147), formé d’un processeur de 54 qubits (les unités logiques de l’informatique quantique dont le nombre donne une idée de la puissance). En 2022, IBM dévoile son processeur Osprey avec un record de 433 qubits. Les choses vont très vite. Mais ce sont encore des prototypes très imparfaits et limités. Pour bénéficier des effets quantiques de l’appareil, il faut que le processeur reste totalement isolé de l’environnement durant le calcul, ce qui demande qu’il opère à une température proche du zéro absolu. En d’autres termes, nous en sommes aux balbutiements de la technologie. On est loin d’un système facile à utiliser, puissant et programmable à volonté. Le challenge actuel consiste surtout à améliorer leur qualité et leur maniabilité.

Ces prototypes apportent-ils déjà quelque chose de plus que les ordinateurs classiques?
La question de savoir si un ordinateur quantique peut dépasser un ordinateur classique est difficile à résoudre, car on n’en connaît toujours pas les limites réelles. Pour l’instant, les chercheurs et chercheuses inventent des problèmes que les ordinateurs quantiques sont censés pouvoir résoudre facilement et tentent ensuite de démontrer que la même tâche serait extrêmement difficile à réaliser à l’aide d’un ordinateur classique. Mais la réponse dépend beaucoup de l’algorithme qu’on utilise sur ce dernier. De ce fait, cette compétition génère des progrès considérables – et inattendus – dans l’efficacité des algorithmes classiques.

La deuxième révolution quantique porte-t-elle sur autre chose que les ordinateurs quantiques?
Oui. La communication quantique, par exemple, est un domaine qui s’est beaucoup développé ces dernières années. L’idée consiste à construire au niveau national ou continental une infrastructure, appelée «réseau quantique», constituée de fibres optiques pour la partie terrestre et de liens dans l’espace via des satellites. Un tel réseau pourrait servir à la cryptographie quantique, par exemple, une technique de cryptage qui, grâce à la physique quantique, assure une confidentialité absolue des messages codés. Il pourrait aussi intervenir dans d’autres applications, comme la distribution des standards de fréquences pour synchroniser les horloges atomiques.

Ce type de réseau est-il en construction?
Oui, on voit se développer de véritables réseaux à l’échelle continentale en Europe et en Chine. Il faut dire que la «révolution quantique» génère des investissements colossaux au niveau international.

Et en Suisse?
Nous avons malheureusement été éjectés de la recherche européenne en 2021, à la suite de l’abandon des négociations sur l’accord-cadre entre la Suisse et l’Union européenne. Les technologies quantiques sont désormais jugées stratégiques par l’UE, à l’instar des autres grandes puissances. Certes, on parle en ce moment d’un certain assouplissement en matière de recherche scientifique entre la Suisse et l’UE, depuis la signature d’un accord politique à la fin de l’année dernière. C’est vrai pour presque tous les domaines sauf pour la quantique et le spatial, où il n’est toujours pas question de rétablir des collaborations scientifiques comme avant.

La Suisse, et en particulier l’Université de Genève, était pourtant pionnière dans le domaine de la cryptographie quantique.
La cryptographie quantique appliquée au monde réel, c’est-à-dire en dehors des laboratoires, a été inventée et développée ici, en particulier grâce aux travaux de Nicolas Gisin, professeur honoraire à la Faculté des sciences. Il est dommage de voir que nous sommes désormais devenus un trou sur la carte, coupé du réseau quantique européen. Cela dit, tout n’est pas perdu. Nous continuons nos travaux et nous restons toujours à niveau. Nous aimerions, nous aussi, construire un réseau quantique en Suisse, ou tout du moins à Genève. Mais nous ne bénéficions pas pour l’instant d’autant d’appuis politiques que nos collègues des pays voisins. Sans parler de la Chine, où l’impulsion vient directement du gouvernement, qui investit des sommes colossales dans ce domaine depuis des décennies. Un effort qui porte ses fruits, surtout en termes d’infrastructures, puisque ce pays possède même des satellites spécialement dédiés à la recherche sur la communication quantique.

 

PHYSIQUE QUANTIQUE: À L’AUBE D'UNE NOUVELLE RÉVOLUTION

Conférence de Nicolas Brunner

Mardi 18 février 2025 | 18h30 | U600

Uni Dufour, Rue du Général Dufour 24, 1204 Genève

Entrée libre, sans inscription (dans la limite des places disponibles)

Ouverture des portes à 18h


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