Appel de Genève: une bonne idée dont personne ne voulait
Sur proposition du collège des professeurs de la Faculté de droit, l’Université de Genève décerne un Doctorat «honoris causa» à Elisabeth Decrey Warner, présidente et fondatrice de l’Appel de Genève, une organisation humanitaire visant à améliorer la protection des civils lors de conflits armés. Entretien
Vous n’êtes ni juriste ni au bénéfice d’une formation académique, et pourtant, vous recevez un Doctorat «honoris causa». Comment le ressentez-vous?
Elisabeth Decrey Warner: C’est tout d’abord un honneur et une belle surprise pour moi, même si je considère que c’est avant tout le travail de toute une équipe que l’on récompense ainsi, et non ma seule personne. Je n’ai effectivement jamais fréquenté les bancs de l’université. Sur un plan plus large, cela montre qu’il est non seulement souhaitable, mais également possible et indispensable de construire des passerelles entre le monde académique et les personnes actives sur le terrain. En croisant les regards et les pratiques, nous pouvons nous enrichir les uns les autres. Ce qui me touche le plus, c’est que l’Appel de Genève est né d’un échec, celui d’une idée dont personne ne voulait, mais qui a fini par s’imposer.
A quel échec faites-vous référence?
L’idée qui sous-tend l’Appel de Genève est qu’il faut inclure les groupes armés dans les discussions sur le respect du Droit international humanitaire (DIH). Elle est le fruit d’une discussion avec des délégués philippins et colombiens lors de la conférence d’Ottawa sur les mines antipersonnel, en 1997. De leur point de vue, toutes les discussions et accords ne serviraient à rien dans leurs propres pays, car ils n’engageaient que les gouvernements, et non les groupes armés luttant dans leurs régions. Comme seuls des Etats peuvent signer des accords internationaux, il fallait trouver une forme pragmatique permettant aux groupes armés de s’engager à respecter le DIH. J’ai soumis l’idée au conseiller fédéral Flavio Cotti, alors responsable du Département des affaires étrangères. Il l’a trouvée excellente, mais ne pouvait la soutenir politiquement. Connue pour ses bons offices, la Suisse ne pouvait en effet se mettre à dos des Etats en discutant avec des groupes armés que certains considèrent comme terroristes. Le Comité international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a également décliné. Alors, un peu comme une start-up proposant une innovation, l’Appel de Genève est né.
Par définition, un groupe armé n’a pas d’existence légale. Dès lors, avec qui instaurer le dialogue et comment s’assurer que les engagements pris soient respectés par les combattants?
Les groupes armés sont nombreux et très divers. Bien que dépourvus de légitimité et n’ayant aucun statut juridique, certains sont très structurés et disposent d’une hiérarchie claire et identifiée. Lorsque c’est le cas, les décisions et les engagements pris par la tête atteignent facilement les combattants et sont bien respectés. Pour les entités plus diffuses et fragmentées, comme c’est le cas actuellement en Syrie et en Irak, il faut être davantage présent sur le terrain et sensibiliser directement les combattants. Mais l’idée fondamentale de l’Appel de Genève reste la même: ne pas imposer une norme mais faire en sorte que les groupes armés s’engagent à la respecter parce qu’ils se la sont appropriées. Et cette approche donne des résultats. En quinze ans, près de 100 groupes armés ont été engagés, et plus de 80 accords ont non seulement été signés, mais dans l’ensemble bien respectés.
Comment procédez-vous concrètement pour sensibiliser un combattant?
Il faut faire en sorte qu’il s’approprie une thématique, qu’il la perçoive de manière personnelle. Il est par conséquent indispensable que la problématique prenne en compte sa réalité de terrain et lui soit traduite, culturellement parlant, en particulier dans le cas des groupes islamiques. Cela passe impérativement par une action, une présence auprès des groupes et leur formation. Nous avons par exemple développé un «Quizz DIH» sous la forme d’une application mobile à l’usage des combattants. Le sujet est trop sérieux pour l’appeler un jeu, mais le principe est le même. Le combattant se voit confronté à des situations qu’il peut rencontrer au quotidien et ses réponses sont évaluées sous l’angle du DIH. Si l’on parvient à transformer le quizz en un défi appelant le combattant à mieux agir, les bonnes pratiques entrent petit à petit dans les têtes. Le développement de ce quizz s’est fait de manière itérative, sur la base de questions que les combattants et les groupes armés eux-mêmes nous ont posées. Comme c’est le cas pour le dialogue entre monde universitaire et praticiens, le dialogue avec les combattants assure une mise en phase avec les réalités du terrain.
| Biographie |
Physiothérapeute de formation et ancienne députée au Grand Conseil genevois, Elisabeth Decrey Warner est engagée depuis plus de vingt-cinq ans en faveur du respect des droits humains, que ce soit aux côtés des réfugiés, dans la lutte contre la torture et les mines antipersonnel. Elle a créé la Fondation suisse d’aide aux victimes de mines antipersonnel et s’est illustrée en tant que coordinatrice de la Campagne suisse contre les mines. En 2000, elle a lancé l’Appel de Genève. En reconnaissance de sa contribution au respect des droits humains, elle a été nominée en 2005 lors de l’opération «1000 Femmes pour le Prix Nobel de la Paix» et reçoit en 2006 le «Prix de la société internationale pour les droits humains».