Journal n°125

Chronique d’un militant de gauche happé par son désir d’immortalité

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Le cinéaste genevois Nicolas Wadimoff dresse un portrait captivant de son ancien professeur de l’UNIGE, le sociologue militant Jean Ziegler.

On connaît Jean Ziegler harangueur des foules, infatigable dénonciateur des injustices de ce monde. Beaucoup moins le militant vieillissant qui, sans perdre de son inébranlable conviction, cède à l’autocritique et confie sa part de fragilité et de contradictions. Dans le documentaire qu’il lui consacre, «Jean Ziegler, l’optimiste de la volonté», le cinéaste genevois Nicolas Wadimoff utilise ces deux facettes comme les points de départ et d’arrivée d’un parcours exceptionnel: l’enfance dans la région de Thoune en Suisse allemande, l’éveil de la conscience militante, la rencontre décisive avec Che Guevara, puis la carrière d’écrivain et de professeur de sociologie à l’Université de Genève, menée en parallèle à celle de parlementaire fédéral et suivie par les postes de rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation et de membre du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Jean Ziegler, c’est avant tout une voix, un accent et un vocabulaire reconnaissables entre tous: «La dictature mondiale du capital financier», «les oligarques» et «l’ordre cannibale» qui autorisent le «crime organisé de la faim», car «un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné». Ce sens de la formule et cette conscience du poids des mots, Jean Ziegler l’explicite dans l’un des passages les plus captivants du film où, dans les travées du Palais des Nations à Genève, il réagit à chaud à une tentative de suppression de l’expression «Fonds vautour» pour parler, dans un rapport du Conseil des droits de l’homme, des fonds d’investissement spéculatifs. Il y voit une tentative des puissants de semer la discorde parmi les membres du Conseil: «Ils attaquent par la langue, c’est très habile.»

Une extraordinaire entièreté

Le portrait dressé par Nicolas Wadimoff, par ailleurs ancien étudiant du professeur de l’UNIGE, s’articule principalement autour d’un séjour relativement récent de Jean Ziegler et de son épouse Erica Deuber Ziegler à Cuba. Séjour en forme de retour aux sources: le rapporteur de l’ONU, endigué par les règles de la diplomatie, retrouve dans le charme désuet des ruelles de La Havane sa liberté de parole: «E viva la revolución cubana!» lance-t-il à une habitante perchée sur son balcon. À l’aise, visiblement heureux, il observe, interpelle, à l’affût du moindre témoignage à même de confirmer la réussite du modèle révolutionnaire cubain et des idéaux qu’il a portés tout au long de sa carrière de militant. De par l’extraordinaire entièreté du personnage, cet exercice de retour aux sources prend alors une tournure presque irréelle. Dès leur arrivée en taxi, de nuit, dans La Havane à moitié plongée dans le noir pour cause de pénurie d’électricité, Jean s’extasie: «C’est agréable. Pas de publicité, très peu de lumière, très peu de trafic d’autos, c’est formidable!» «Agréable pour les touristes peut-être…», lui fait remarquer Erica. Sa compagne joue d’ailleurs un rôle clé dans le film pour introduire le décalage nécessaire à révéler l’homme, parfois hésitant, qui se cache derrière le tribun, maître de la dialectique, inébranlable dans ses convictions : «Non, non, non, ce n’est pas pour les touristes. On revient à la normalité de ce que devrait être une société sans agressivité. Peut-être que c’est provoqué par la pénurie, mais le résultat est bon. Ce n’est pas de la poésie. Je me sens bien ici.»

La loi qui libère

Dans un autre moment révélateur, Jean Ziegler visite une coopérative agricole. «La confiance c’est bien, le contrôle social c’est mieux», peut-on lire sur une pancarte. La phrase attribuée à Lénine n’a pas échappé à l’œil du réalisateur. «Toi tu es d’accord avec ça?» demande Wadimoff. «Totalement, répond Ziegler, c’est essentiel. Jean-Jacques Rousseau a dit qu’entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère.» Plus optimiste que jamais, il loue la force de la société cubaine, sa capacité à résister à la guerre clandestine livrée depuis un demi-siècle par les États-Unis à travers l’embargo imposé à l’île. L’édification d’une société socialement plus juste autorise donc à renoncer à la démocratie, au multipartisme et à la liberté de la presse. Y a-t-il malgré tout des aspects critiquables dans la révolution cubaine? «Non, je ne veux pas critiquer. Je préfère les progrès réalisés par Cuba, le fait que tous les enfants y mangent à leur faim, vont à l’école et ont accès à des soins de santé, je préfère cette force historique à une démocratie qui mènerait à la destruction de la révolution. Il faut d’abord que la victoire soit acquise, la critique viendra après. Je ne dis pas ça par faiblesse. C’est une stratégie. La presse on s’en fout. Ici, il y a trois journaux principaux et personne ne les lit.» Eclats de rire de l’assistance. Jean Ziegler se prend à son propre jeu et rit à son tour. On respire. L’homme est capable d’autodérision. —


| Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté |

de Nicolas Wadimoff

À voir actuellement dans les cinémas de Suisse romande