Journal n°127

La liaison cachée du soufre révélée par des chercheurs genevois

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Une fois introduit adéquatement dans une molécule, le soufre peut devenir un catalyseur d’une plus grande précision que ceux qui existent déjà. C’est ce que des chimistes de la Faculté des sciences ont réussi à montrer

La chimie de synthèse consiste à transformer des molécules existantes pour en créer de nouvelles. Cela ne se fait pas tout seul. Pour rendre ces réactions possibles, il faut la plupart du temps l’aide d’un catalyseur. Habituellement, dans les laboratoires de recherche ou l’industrie, c’est l’hydrogène qui joue ce rôle. Stefan Matile, professeur au Département de chimie organique (Faculté des sciences), et son équipe ont montré, pour la première fois, que l’atome de soufre, intégré dans une molécule, permet de remplir lui aussi cette fonction de catalyseur et qu’il offre en plus une meilleure précision. Publiée dans la revue Angewandte Chemie, cette découverte ouvre la voie à de nouvelles possibilités dans la création de molécules dont notre quotidien est tellement friand (santé publique, énergie, environnement, médicaments, cellules solaires ou encore parfums).

Pousser à la réaction

«Le rôle du catalyseur consiste à pousser les molécules à se transformer dans la direction souhaitée, explique Stefan Matile. Dans la nature, cette fonction est remplie par les enzymes. Dans les laboratoires, on utilise principalement l’atome le plus élémentaire qui existe, à savoir l’hydrogène. Ce dernier, étant électropositif, a en effet tendance à attirer les charges électriques négatives des molécules cibles (les substrats) lorsqu’il établit une liaison avec elles.»

Aspirateur de charges

Ce faisant, l’hydrogène enlève progressivement les charges négatives contenues dans le substrat jusqu’à ce que celui-ci soit obligé de se mettre en contact avec une autre molécule pour retrouver sa stabilité, d’où sa transformation. En d’autres termes, l’hydrogène agit comme un aspirateur de charges négatives qui pousse les molécules à s’assembler afin de compenser ces pertes. L’équipe du professeur Matile s’est, quant à elle, intéressée à des catalyseurs «exotiques» et notamment à l’atome de soufre. En l’analysant de plus près, les chercheurs genevois ont d’abord découvert que lorsqu’il est assemblé dans certaines molécules, il présente une forte déficience en électrons, un «trou noir» sur sa surface à un endroit bien délimité. Ils se sont ensuite demandé si cette zone extrêmement pauvre en charges négatives était susceptible de jouer, elle aussi, le rôle d’«aspirateur», à l’instar de l’hydrogène, lorsqu’elle était mise en contact avec un substrat. Si oui, le soufre inaugurerait une nouvelle classe de catalyseurs, basés non pas sur la liaison hydrogène mais sur celle dite chalcogène – du nom donné à la colonne du tableau périodique des éléments comprenant notamment l’oxygène, le soufre, le sélénium et le tellure. «Afin de vérifier notre hypothèse, nous avons créé et testé plusieurs structures moléculaires en utilisant des liaisons chalcogènes de plus en plus fortes, ajoute Stefan Matile. Nous avons constaté que non seulement celles-ci fonctionnent et accélèrent les transformations avec une vitesse mille fois supérieure qu’en l’absence de catalyseur mais que, de surcroît, nous atteignons un degré de précision impossible à obtenir avec une liaison hydrogène.»

Révolution en chimie

En effet, l’électronégativité de l’hydrogène est distribuée uniformément sur toute sa surface. Lorsqu’il joue le rôle de catalyseur, l’atome entier peut entrer en contact avec le substrat et aspirer de toutes parts les charges négatives. Dans le cas du soufre, en revanche, ce déficit en électron est très directionnel. Selon les chimistes, cette propriété devrait permettre d’être plus précis dans l’orientation du contact entre le substrat et le catalyseur et de mieux contrôler une transformation. En d’autres termes, un catalyseur avec une telle configuration aurait l’avantage de favoriser plus encore les réactions chimiques souhaitées au détriment de celles qui sont indésirables. Une révolution dans la chimie de synthèse. L’équipe du professeur Matile va à présent tenter de créer des molécules de synthèse inédites qui seraient impossibles à obtenir à l’aide d’une liaison hydrogène conventionnelle.