Journal n°91

Comment générer du profit en réduisant la fracture sociale

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Deux professeurs de la Faculté d’économie et de management signent un article sur les entreprises qui ont développé avec succès des projets rentables pour le bien de la collectivité

La responsabilité sociale des entreprises prend une importance de plus en plus grande. Si de nombreuses firmes mettent en œuvre des programmes plus ou moins coûteux pour assumer leur responsabilité vis-à-vis des communautés au sein desquelles elles sont implantées, peu ont encore imaginé des projets permettant de générer des profits en surfant sur cette nouvelle tendance. Sebastian Raisch et Gilbert Probst, tous deux professeurs à la Faculté d’économie et de management (GSEM), signent un article dans la dernière édition du MIT Sloan Management Review , analysant les profils d’entreprises qui ont développé des produits ou des services «à valeur partagée». Décryptage.

Beaucoup d’entreprises sont sensibles à leur responsabilité sociale et mettent en œuvre des programmes en ce sens. Pourquoi?
Sebastian Raisch
: Leurs motivations sont nombreuses. Certains dirigeants ayant fait fortune en créant leur propre entreprise désirent donner quelque chose en retour à la société. Certaines firmes sont contraintes d’agir de façon responsable sous la pression de leurs clients ou de leurs employés. Dans certains secteurs tels que les matières premières ou la production automobile, c’est parfois une réglementation qui oblige les entreprises à prendre des décisions plus durables. Quelle que soit la motivation, un nombre croissant d’acteurs – clients, gestionnaires, employés et actionnaires – préfèrent s’impliquer avec des entreprises soucieuses de leur responsabilité sociale.

Quelles sont les stratégies des entreprises pour assumer leur responsabilité sociale sans entraîner de pertes?
Lorsque le mouvement a pris de l’ampleur il y a une dizaine d’années, la question a principalement été abordée en dehors des activités de base des entreprises, avec des projets sociaux ou philanthropiques. Représentant un coût supplémentaire, ces projets sont «à risque» lorsque l’entreprise doit se serrer la ceinture. Pour sortir de ce piège, certaines d’entre elles ont créé des projets qui, en plus d’amener des améliorations pour la collectivité, génèrent des profits.

Par exemple?
Nestlé a cherché à réduire la malnutrition dans les pays en développement en enrichissant certains de ses produits en micronutriments. En fortifiant ses cubes de bouillon en fer et en iode, la multinationale a stimulé la croissance de ses ventes en Afrique, tout en répondant à certains enjeux de santé, ces cubes étant un produit de consommation courante très abordable. L’entreprise suisse Bühler a développé, à l’intention des paysans sud-africains, un moulin portatif qui rend la transformation de maïs beaucoup plus efficiente. Le projet est rentable pour Bühler, tout en permettant aux communautés rurales de relocaliser l’activité très lucrative de transformation, créant ainsi des emplois et une diminution du prix du maïs.

Le développement des entreprises passera-t-il nécessairement par ce type d’engagement à l’avenir?
La force de ces projets est de pouvoir séduire immédiatement des dirigeants grâce à leur potentiel économique. Ils sont aussi un excellent moyen d’améliorer l’image institutionnelle. Plus important encore, ces projets créent un sentiment d’utilité auprès des employés, car ils ont un impact réel sur la vie des gens.

Cet engagement social n’est-il pas un moyen détourné de conquérir de nouveaux clients?
Dans un sens oui, mais la beauté de ces projets est que l’augmentation du chiffre d’affaires va de pair avec la création de valeur pour la société. Si les considérations sociales pourraient devenir un aspect central de toute activité économique, ce serait un grand pas en avant. Cela implique de déplacer le débat de la responsabilité sociale de la sphère théorique vers le monde réel et de décliner la responsabilité sociale au plus proche des activités commerciales de l’entreprise. Par exemple, le groupe Kempinski a mis en place, dans les pays en développement, un projet d’éducation facilitant la prévention et le traitement des maladies infectieuses. Il permet d’améliorer la santé des employés tout en assurant le transfert des connaissances vers les communautés locales. Son coût est plus que compensé par la réduction des jours de maladie des employés. La direction encourage par ailleurs ses clients à soutenir le programme en faisant un don d’un euro par nuit passée dans l’un de ses hôtels.

La responsabilisation sociale des entreprises ne devrait-elle pas passer par des réglementations?
Toute réglementation entraîne des coûts. Il est préférable de permettre aux entreprises de répondre aux problèmes sociétaux à leur manière. Cependant, il y a des situations où cela ne fonctionne pas. Si les employés ne parviennent plus à gagner assez d’argent pour vivre, les marchés ne fonctionnent plus efficacement. Un gouvernement responsable doit alors prendre des mesures pour veiller à ce que la fracture sociale ne devienne pas plus grande qu’elle ne l’est déjà.