Journal n°94

«Fukushima a laissé le pays en état de choc»

couv

Suite à la catastrophe du 11 mars 2011, le Japon est partagé entre une culture avide d’ouverture et la tentation du repli, selon le professeur Pierre-François Souyri

Quelle empreinte la catastrophe de Fukushima a-t-elle laissée sur la société japonaise?

Pierre-François Souyri: Il faut distinguer le tsunami de l’accident nucléaire. Le tsunami a fait 18 000 morts, l’accident nucléaire quelques victimes seulement. Les dégâts causés par les radiations auxquelles a été exposée la population n’apparaîtront vraisemblablement qu’au cours des prochaines décennies. Dans l’immédiat après-catastrophe, le pays s’est retrouvé en état de choc. Il a fallu évacuer quelque 150 000 personnes vers des abris de fortune. Cinq jours après le tsunami, les experts en énergie nucléaire ont craint que la centrale n’explose. Dans ce cas il aurait fallu évacuer Tokyo, une ville de 25 millions d’habitants. Il y a eu un vrai moment de panique. On ne trouvait quasiment plus une bouteille d’eau dans la capitale.

Quelles conclusions les Japonais ont-ils tirées de ces événements?

Ils ont ébranlé un certain nombre de valeurs fondamentales. La société japonaise se présentait jusqu’alors comme extrêmement sûre, ce qu’elle est en grande partie. Mais ce sentiment a été mis à mal lorsque les gens ont découvert que le nucléaire, une technologie prétendument maîtrisée, était loin d’être sous contrôle. Ils ont eu l’impression d’avoir été trompés. La catastrophe a également donné libre cours à toutes sortes de rumeurs sur des effets contagieux des radiations, montrant du même coup les limites de la solidarité nationale. On a, par exemple, observé que, sous ce prétexte, certaines stations d’essence refusaient de servir les véhicules immatriculés dans la région de Fukushima.

Le modèle de développement japonais est-il pour autant remis en cause?

Certains commentateurs ont en effet déclaré qu’il s’agissait d’une occasion unique de s’arrêter pour réfléchir à l’avenir et au type de développement souhaitable. D’autres ont remis sur le tapis la nécessité d’accorder enfin aux femmes japonaises une place équitable dans la société. Mais il y a lieu de craindre que ces efforts ne soient balayés par un courant opposé.

Lequel?

La montée en puissance de la Chine ces dix dernières années a fait naître des inquiétudes. Les Japonais ont été effarés de constater que les Occidentaux n’ont pas levé le petit doigt lorsque la Russie a annexé la Crimée en mars dernier. Ils en ont conclu qu’il n’était pas certain que les Américains les aident vraiment si, demain, la Chine venait à s’emparer de telles ou telles îles contestées revendiquées par les deux pays. Toute une partie de la droite japonaise, avec en tête l’actuel premier ministre Shinzō Abe, pousse donc à la reconstruction d’une industrie militaire et au maintien du nucléaire.

Cette menace est-elle réelle?

Elle demeure abstraite. Mais, à supposer que la croissance chinoise s’effondre brutalement, ce qui n’est pas exclu, il faut s’attendre en Chine à une crise sociale sans précédent. Le régime de Pékin risque alors d’être tenté par la guerre afin de détourner le mécontentement populaire. Dans ce cas, le Japon pourrait bien servir de bouc émissaire, c’est du moins ce que redoute une partie de l’opinion publique japonaise.


Articles associés

Les derniers visages du Japon ancestral exposés aux Bastions
Le Japon: cet ami de 150 ans