Journal n°94

«On a besoin d’un idéal collectif pour faire progresser la société»

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Un ouvrage de gestion des ressources humaines à l’intention des bacheliers et des praticiens vient d’être publié. Il a été rédigé par Michel Ferrary, professeur à la Faculté d’économie et de management

Aborder la gestion des ressources humaines selon une approche systémique pour les envisager tout à la fois comme un élément stratégique, un coût de production et un risque opérationnel, c’est ce que propose le professeur Michel Ferrary dans son dernier ouvrage "Management des ressources humaines: entre marché du travail et acteurs stratégiques". Entretien

A qui s’adresse votre livre?
Michel Ferrary
: Aux étudiants et étudiantes en management ainsi qu’aux managers en entreprises qui souhaitent disposer d’un ouvrage de référence en matière de gestion des ressources humaines (GRH). Il intègre, de manière vulgarisée, des apports des sciences de gestion et des sciences sociales tout en présentant des pratiques managériales innovantes développées par des entreprises publiques ou privées.

Qu’apportez-vous de nouveau?
La gestion est la science appliquée des autres sciences sociales. Dans cet ouvrage, j’utilise des cadres théoriques issus de l’économie, de la sociologie et de la psychologie pour problématiser et analyser des pratiques de management des ressources humaines dans des domaines comme la rémunération, la formation, la gestion de carrière ou le recrutement.

Quelles sont les innovations technologiques dans le domaine de la gestion des ressources humaines?
Internet a bouleversé de nombreuses pratiques, notamment avec le développement des réseaux sociaux. LinkedIn a, par exemple, transformé tous les métiers liés au recrutement: pour un coût réduit, il met à la disposition de l’ensemble des acteurs une base de données de plus de 300 millions de profils. Le site Glassdoor a, lui, fait évoluer les pratiques de négociation salariale en modifiant les asymétries d’information entre employés et employeurs. A travers une démarche de crowdsourcing, ce site permet en effet à chacun de comparer son salaire en fonction de sa formation, de son métier et de sa région. La négociation salariale est de ce fait plus transparente.

Selon vous, l’innovation constitue le moteur principal de la compétitivité des entreprises. Pourquoi?
Historiquement, les innovations les plus profitables pour les entreprises sont celles en management. Le travail à la chaîne, inventé par Frederick Taylor à la fin du XIXe siècle, fut l’une des premières et elle a fortement augmenté la productivité. Le management par objectifs, la production juste-à-temps, l’organisation multi-divisionnelle ou l’entreprise en réseau sont autant d’innovations organisationnelles qui ont accru les performances et la profitabilité des entreprises.

Comment stimuler ce processus?
La concurrence entre les entreprises se fait d’abord sur le marché du travail. Leurs performances économiques et leur capacité d’innovation dépendent de leur capacité à recruter les meilleurs talents pour être compétitives.

Cela est-il également vrai pour les institutions académiques?
Oui, recruter un Prix Nobel permet de donner de la visibilité à l’institution, de participer à des programmes de recherche ambitieux et de justifier des frais d’écolage importants. Les universités d’Harvard, de Stanford ou de Berkeley se livrent à une concurrence acharnée sur le marché du travail pour attirer les meilleurs professeurs.

A quoi tient l’attractivité d’une entreprise sur le marché du travail?
Notamment à des innovations managériales et à une politique de rémunération attractive. La théorie des contrats incitatifs en situation d’asymétrie d’information permet d’analyser le dispositif de spin-off/spin-in mis en place par Google pour inciter ses salariés à développer de nouveaux produits et services. Il s’agit d’un système d’«intrapreneuriat» qui permet aux employés de créer leur start-up avec l’aide de Google. Le financement de départ est pris en charge par ce dernier. L’«intrapreneur» a accès à toutes les ressources de Google: infrastructure informatique, logiciels, bases de données et experts. Il peut même recruter des employés de l’entreprise. Ensuite, soit Google rachète les parts de l’«intrapreneur», soit elle vend la start-up ou l’introduit en Bourse. Dans les deux cas, l’«intrapreneur» réalise une plus-value. Si la start-up se révèle être un échec, le salarié peut réintégrer Google et y retrouver un emploi.

Vous concluez votre livre sur la notion d’alter-capitalisme. De quoi s’agit-il?
Notre société est caractérisée par un affaiblissement des idéologies au sens d’idéal collectif constituant un projet commun pour les citoyens. L’idéologie communiste est très affaiblie et le capitalisme a montré ses limites en tant que projet de société. De plus, la religion a perdu son rôle structurant. Or, nous avons un besoin d’idéal collectif pour faire progresser la société. Le développement de la conscience écologique, du commerce équitable, de la responsabilité sociale d’entreprise, des coopératives ou de l’investissement socialement responsable sont autant de traces d’un tâtonnement vers une nouvelle idéologie qui combinerait la capacité de création de richesse du système capitaliste et de l’entreprise tout en portant les valeurs de partage et de justice sociale qui prévalaient à l’origine de l’idéal communiste. C’est dans ce contexte qu’on voit émerger un système alter-capitaliste dans lequel l’entreprise et ses pratiques managériales responsables sont des rouages essentiels.