Il y a cent ans naissait le premier tribunal des mineurs à Genève
Historienne à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Joëlle Droux mène des recherches sur l’émergence de la justice des mineurs. Ses travaux donnent lieu à une exposition au Palais de justice
Fin mars 1890, trois jeunes gens âgés de 17 à 19 ans sont arrêtés par la police genevoise. Ils reconnaissent avoir commis un vol par effraction dans une fabrique du quartier de La Bâtie. Après avoir brisé les vitres d’une fenêtre du rez-de-chaussée, ils se sont emparés de tuyaux et de robinets en cuivre et en laiton, afin de les revendre à un fripier. Tous trois ont déjà eu maille à partir avec la police pour «tapage injurieux», «vagabondage» et «maraudage». Le 29 avril, ils sont condamnés par la cour correctionnelle et écopent, pour le plus jeune, de deux mois de prison, de quatre mois pour les deux plus âgés. Ils purgeront leur peine à la prison de Saint-Antoine en compagnie de détenus adultes.
La sentence paraît aujourd’hui excessivement sévère. C’était pourtant la norme jusqu’au début du XXe siècle. Les enfants commettant des délits étaient alors soumis à la même juridiction que les adultes, bénéficiant au mieux de la mansuétude de certains juges, eux-mêmes pères de famille. Et il faut attendre 1899 pour voir la création, à Chicago, du premier tribunal des mineurs, assez rapidement imité, d’abord en Grande-Bretagne, puis sur tout le continent européen. En 1914, Genève est le premier canton de Suisse romande, et le second en Suisse après Saint-Gall, à leur emboîter le pas.
Société sans jeunesse
Comment expliquer ce changement dans la réponse apportée au phénomène de la délinquance juvénile? Une exposition, à voir dès le 14 novembre au Palais de justice, pose les principaux jalons de cette évolution. Elle s’inscrit dans le prolongement de deux manifestations organisées début octobre par le pouvoir judiciaire en collaboration avec l’UNIGE, afin de marquer le centenaire de la justice des mineurs à Genève.
Dans les évolutions sociales qui ont marqué le XXe siècle, l’importance progressive accordée à la jeunesse a joué un rôle majeur. A tel point qu’aujourd’hui certains s’inquiètent de cet excès de sollicitude à l’égard de nos enfants. Le contraste est saisissant avec la situation qui prévaut au début du siècle: «Les enfants sont soumis à l’opprobre public, leurs délits sont publiés dans les journaux ainsi que leurs noms, avant qu’ils ne soient traduits en correctionnelle en cas de crime ou de délit grave dans une salle ouverte au public», explique l’historienne Joëlle Droux, chercheuse à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et commissaire de l’exposition.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la notion de jeunesse semble peu prise en compte par la justice. Les tribunaux du Moyen Age établissent certes généralement une distinction entre les enfants de moins de 7 ans, considérés comme irresponsables, et ceux de plus de 7 ans, responsables et donc soumis à la même juridiction que les adultes. Mais l’enfance est courte et le saut à l’âge adulte abrupt. Dès 12 ou 13 ans, on est soumis aux corvées et au travail ou candidate au mariage. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que l’enfance apparaît comme un âge digne d’intérêt, doté de ses propres caractéristiques et auquel il convient d’appliquer un traitement particulier.
De coupable à victime
Dès 1810, le Code pénal français introduit la notion d’absence de discernement pour les délinquants de moins de 16 ans. Si cette caractéristique est constatée chez un prévenu, ce qui n’est pas toujours le cas, les juges estiment qu’il relève plus du manque d’éducation que de la responsabilité de l’enfant. Celui-ci pourra alors être enlevé à ses parents et placé en institution de rééducation. C’est une première brèche qui va peu à peu permettre de soustraire l’enfant à la justice des adultes.
«Les magistrats ont joué un rôle moteur dans ce mouvement de réforme à la fin du XIXe siècle, souligne Joëlle Droux. Bien que conservateurs pour la plupart, ils s’émeuvent de l’inadéquation du droit pénal en vigueur qui condamne des enfants à côtoyer des criminels en prison. De plus en plus souvent, ils préfèrent prononcer des non-lieux.» Parallèlement, le terme d’adolescence commence à faire son apparition auprès des éducateurs, des médecins et des juges. Ces derniers acquièrent la conviction que les délinquants mineurs sont avant tout victimes de leur environnement et d’une éducation défaillante. Il convient donc de les rééduquer, plutôt que de les réprimer. Tout est alors en place pour instituer une justice des mineurs distincte, pourvue de ses propres tribunaux, délibérant à huis clos et axée sur la réinsertion.
Un bilan plutôt positif
A l’heure où la délinquance juvénile, associée à l’immigration, est considérée par certains comme un fléau, Joëlle Droux préfère mettre en avant une réalité statistique: «Depuis les années 1930, on constate une augmentation de la courbe des jugements pénaux prononcés contre des mineurs. En revanche, celle des adultes reste stable. Cela signifie que bon nombre de jeunes ayant eu affaire à la justice ne reviennent plus devant des tribunaux.»