Journal n°137

Jacques Dubochet, le Prix Nobel qui a inventé l’eau froide

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Photo: F. Coffrini/AFP

Dans son CV, Jacques Dubochet précise qu’il est le premier dyslexique officiellement diagnostiqué dans le canton de Vaud en 1955. Désormais, le professeur honoraire de l’Université de Lausanne pourra ajouter une ligne affirmant qu’il est sans doute devenu le premier lauréat d’un prix Nobel à être affecté par ce trouble de la lecture.

Âgé de 76 ans et ne montrant plus aucune trace de cette infirmité, le chercheur, qui a obtenu sa thèse aux universités de Genève et de Bâle en 1973, s’est en effet vu octroyer le 4 octobre dernier la distinction scientifique suprême dans la catégorie chimie. «Pour avoir inventé l’eau froide», selon les termes de Jacques Dubochet lui-même. «Pour ses travaux dans le domaine de la cryomicroscopie électronique, une méthode d’imagerie qui simplifie et améliore la visualisation de biomolécules et qui permettra peut-être prochainement d’obtenir des images détaillées à l’échelle atomique des machineries moléculaires à l’œuvre dans le vivant», selon les termes du jury de l’Académie royale des sciences de Suède, qui a partagé le prix avec deux autres chercheurs, Joachim Frank (États-Unis) et Richard Henderson (Grande-Bretagne).

J’étais un gentil garçon vaudois et dès le premier séminaire à l’Institut de biologie moléculaire, j’ai assisté à une passe d’armes pleine de tension entre un ponte des ribosomes et un jeune chercheur américain.

Né à Aigle et formé en physique à l’École polytechnique de l’Université de Lausanne, Jacques Dubochet se rend à Genève pour suivre un certificat en biologie moléculaire, la matière qui l’attirait depuis longtemps.

«Je suis arrivé en 1967, se souvient-il. C’était la deuxième dérouillée de ma vie – la première étant le service militaire. J’étais un gentil garçon vaudois et dès le premier séminaire à l’Institut de biologie moléculaire, j’ai assisté à une passe d’armes pleine de tension entre un ponte des ribosomes et un jeune chercheur américain. Ça m’a un peu choqué.»

Son séjour dans la cité de Calvin est également marqué par les révoltes et revendications estudiantines des années 1968-69. Déjà acclimaté, Jacques Dubochet y contribue  et participe même brièvement à l’occupation par les étudiants du rectorat de l’Université de Genève, en compagnie de son amie Laurée Salamin, ancienne municipale socialiste à Bussigny. Sa cause est celle d’une démocratisation des études et d’un renouvellement de l’enseignement. Sans oublier l’écologie dont il est aujourd’hui encore un fervent défenseur.

«Je m’étais initié à la varappe sur le Salève, précise-t-il. Je savais donc grimper sur un poteau. J’en ai profité pour placarder sur des réclames pour le Salon de l’auto des affiches avec une tête de mort et un masque à gaz. Malheureusement, deux agents de police m’attendaient en bas. Cela m’a valu quelques heures au poste. Et une facture salée.»

Le Département de biologie moléculaire et, à titre posthume, Édouard Kellenberger peuvent aujourd’hui se targuer d’avoir formé deux Prix Nobel.

Une fois son certificat en poche, Jacques Dubochet se lance dans une thèse en biophysique sous la direction du professeur Édouard Kellenberger. Ce dernier fait partie des pionniers de la biologie moléculaire. Cette discipline, sous l’impulsion du physicien Jean Weigle, débarque à Genève dès les années 1950, à une époque où très peu de laboratoires dans le monde s’y intéressent. Fondateur en 1964 du premier Institut de biologie moléculaire en Suisse, Édouard Kellenberger est un grand spécialiste de la microscopie électronique, pour laquelle il développe avec la chimiste Antoinette Ryter en 1958 la méthode dite RK pour la préparation des échantillons, qui devient un standard international.

«Dans ces années-là, l’Université de Genève est connue dans le monde entier pour la qualité de ses images de bactéries et de phages (virus géants infectant les bactéries), explique Bruno Strasser, professeur de didactique des sciences à la Section de biologie (Faculté des sciences). La première édition de Molecular Biology of the Gene (1965), l’ouvrage de référence écrit par le codécouvreur de la double hélice d’ADN James Watson, est remplie de photos prises à Genève.»

L’institut, installé dans l’École de physique, est visité par de nombreuses personnalités scientifiques d’envergure internationale comme James Watson. Le bureau de Jacques Dubochet est également à deux portes de celui de Werner Arber, actuel professeur honoraire à l’Université de Bâle, qui étudie alors les enzymes de restriction. Ces travaux, entièrement réalisés à Genève, lui vaudront le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1978. Autrement dit, le Département de biologie moléculaire, et à titre posthume Édouard Kellenberger peuvent aujourd’hui se targuer d’avoir formé deux Prix Nobel.

Jacques Dubochet consacre sa thèse aux dégâts qu’inflige la microscopie électronique à la matière vivante que l’on désire étudier. Pour réaliser des images, l’appareil utilise en effet un faisceau d’électrons qui dégrade très rapidement les échantillons. Il doit également fonctionner sous un vide poussé qui provoque l’évaporation de l’eau – c’est-à-dire l’essentiel du volume des organismes vivants – et entraîne l’écrasement des molécules. Pour y remédier, il est nécessaire de protéger les échantillons (déshydratation, métallisation, fixation chimique...), ce qui ne préserve pas toujours leur intégrité. Jacques Dubochet consacrera une grande partie de son travail à trouver une solution à cette problématique.

En 1971, Édouard Kellenberger, Werner Arber et un certain nombre de collaborateurs décident de s’installer à l’Université de Bâle, qui vient de créer le Biozentrum. Jacques Dubochet fait partie de l’équipe et termine son doctorat dans la cité rhénane.

La cryomicroscopie est devenue très performante. Grâce à elle, on pourra bientôt visualiser des tranches de vie moléculaires avec la résolution de l’atome. Du coup, tout le monde veut en faire.

En 1978, il est engagé à l’EMBL (Laboratoire européen de biologie moléculaire) à Heidelberg en Allemagne. C’est là que lui et ses collaborateurs découvrent quelques années plus tard la vitrification de l’eau.

Cette dernière est de l’eau qui est refroidie tellement vite qu’elle est figée sans avoir le temps de se cristalliser. Le contenu (cellules, virus, pro­téines...) demeure intact, n’ayant pas subi la dilatation de la glace. C’est un peu comme si l’on arrêtait subitement le film de la vie.

La découverte est d’abord controversée. La revue Nature commence par refuser la communication sous le prétexte que l’on «ne peut pas contraindre la nature». En effet, les lois de la thermodynamique affirment que la vitrification de l’eau est impossible. Mais il a bien fallu se résoudre à l’évidence et Nature finit par publier l’article du chercheur vaudois. «En réalité, nous ne comprenons toujours pas ce qu’est exactement l’eau vitrifiée, précise Jacques Dubochet. L’eau reste un grand mystère.» Et il faudra probablement encore un certain nombre de prix Nobel avant de pouvoir le percer.

Quoi qu’il en soit, quelque temps plus tard, Jacques Dubochet et surtout un de ses collaborateurs, Marc Adrian, décédé en 2013, parviennent à transformer une goutte d’eau vitrifiée en feuillet d’à peine un dixième de micromètre d’épaisseur, et qui se prête donc à l’observation au microscope électronique.

Les deux autres lauréats du prix Nobel de chimie 2017 se sont basés sur ces travaux. Joachim Frank a mis au point les méthodes mathématiques pour reconstruire par ordinateur les structures en 3D des échantillons observés. Quant à Henderson, il est le premier à avoir publié la structure tridimensionnelle de la bactériorhodopsine grâce à la cryomicroscopie électronique en 1990.

«Il existe trois techniques principales pour étudier les structures moléculaires du vivant, explique Paul Guichard, professeur assistant au Département de biologie cellulaire (Faculté des sciences). La microscopie par résonance magnétique, la cristallographie et la cryomicroscopie électronique. Cette dernière technique a longtemps été à la traîne, principalement à cause d’un pouvoir de résolution relativement faible.» À tel point que certains chercheurs ont même qualifié la cryomicroscopie de «blobologie» à cause de ses images montrant des taches floues (blob en anglais) peu propices à l’analyse scientifique.

«Depuis quelques années, la tendance s’est cependant inversée, poursuit Paul Guichard. Avec le développement de nouvelles caméras et les progrès techniques, la cryomicroscopie est devenue très performante. Grâce à elle, on pourra bientôt visualiser des tranches de vie moléculaires avec la résolution de l’atome. Du coup, tout le monde veut en faire. Nous aussi d’ailleurs. La Faculté des sciences possède un instrument depuis deux ans, mais nous sommes sur le point d’en acquérir deux nouveaux dont un de la dernière génération. L’idée est de créer un centre de compétence en cryomicroscopie électronique à Genève.» Un juste retour des choses.