La «lionne» qui comptait les morts
Dans le cadre de la Semaine des droits humains, l’UNIGE accueillait Giusi Nicolini, maire de Lampedusa et de Linosa de 2012 à juin 2017, pour une conférence le mercredi 18 octobre en début de soirée. Intitulée «Lampedusa, au cœur de la crise migratoire», l’intervention s’est terminée sous l’ovation d’un public ému, venu nombreux écouter l’ancienne magistrate de cette petite île italienne de 20 km2, peuplée par moins de 6000 habitants et qui a vu 181 000 migrants rejoindre ses côtes rien qu’en 2016. Retour sur un témoignage en première ligne.
Après avoir présenté quelques images de son île, Giusi Nicolini a d’abord rappelé que Lampedusa a toujours été un passage sur le chemin des migrations, tant humaines qu’animales, et qu’elle n’est pas devenue l’épicentre de la crise migratoire du jour au lendemain: «Ces vingt dernières années, tous ceux qui ont traversé la Méditerranée ont débarqué à Lampedusa. Cela depuis l’ouverture d’une voie migratoire qui part du Sahara, passe par la Libye, puis vers les côtes de la Méditerranée jusqu’à cette Europe riche et développée.»
Giusi Nicolini raconte ensuite le premier traumatisme des citoyens de Lampedusa, suite au Printemps arabe début 2011. «Vingt-cinq mille jeunes Tunisiens avaient fui leur pays et sont arrivés à Lampedusa, où le gouvernement italien les a tous laissés, annonçant à l’Italie entière que Lampedusa se chargerait d’arrêter l’invasion et de les renvoyer chez eux. Une solution grotesque, puisqu’elle exige des procédures administratives, des accords entre pays et des fonds financiers suffisants.» Le Centre d’accueil de Lampedusa, prévu pour 800 personnes, ne suffisant pas, des milliers de jeunes ont alors été livrés à eux-mêmes, au froid, dormant au milieu des déchets. «Le niveau de dégradation auquel ces jeunes ont dû se soumettre a touché toute l’île. Quand on accueille les gens de cette manière, c’est sa propre dignité qu’on heurte, explose alors Giusi Nicolini. En l’absence de l’État, toute la collectivité s’est mise à l’œuvre pour habiller, nourrir, aider, mais on ne peut pas accueillir chez soi des milliers de personnes d’un coup.»
Les premiers cadavres sont arrivés par la mer avant même qu’on n’ait été prévenu du naufrage. C’est quelque chose qui oblige à se ranger du côté de la vie.
Puis c’est sur la tragédie du 3 octobre 2013 que Giusi Nicolini revient: «Les premiers cadavres sont arrivés par la mer avant même qu’on n’ait été prévenu du naufrage. La récupération des corps a duré des jours et des jours, un flux interminable 24 heures sur 24. Trois cent soixante-six corps, c’est beaucoup. Cette procession a laissé planer une odeur de mort durant plus d’un mois sur l’île. C’est quelque chose qui oblige à se ranger du côté de la vie.» C’est à ce moment-là que Giusi Nicolini a envoyé un télégramme qui fera le tour de la planète: «Venez compter les morts avec nous», destiné au président du Conseil italien, Enrico Letta. «Lampedusa ne pouvait plus rester seule, ce n’était plus possible de porter cette charge, explique la conférencière. J’ai obligé les politiques à venir à Lampedusa. Nous nous sommes battus pour que les caméras montrent au monde entier tous ces cercueils. Tous se sont mis à genoux devant ces bières, mais rien n’a changé.»
Puis vient le moment de l'analyse de la politique migratoire européenne: «Face à la tragédie de 2013, j’ai compris que nous devions devenir l’épine dans le flanc des gouvernements européens. L’égoïsme de la grande Europe est énorme, elle a trahi ses valeurs fondatrices en devenant une Europe injuste. Les migrants devaient être répartis de manière équitable, mais les États ont refusé des quotas même très bas. Pourtant, ces enfants qui quittent leur terre garantissent la survie des familles qui peuvent ainsi rester chez elles. C'est beaucoup plus efficace que les politiques de coopération européennes.»
Enfin, l’ancienne maire revient sur sa non-réélection: «Certains disent que de m’être occupée des migrants et de leur précarité, c’est avoir négligé l’île et ses habitants. Mais ce qui compte, c’est d’avoir relevé le défi de la survie, d’avoir montré ce que les villes ou les nations peuvent faire pour remplir leur devoir d’accueil, que l’éventail des possibilités est infini. Si une toute petite île comme Lampedusa a pu survivre, tous peuvent le faire.» L’ancienne maire termine son discours avec fierté: «Près de 300 000 personnes ont été sauvées grâce à mon île, elles se trouvent dans le monde entier, contribuent à notre économie et envoient de l’argent chez elles. Si je n’ai pas été réélue, c’est peut-être aussi parce que j’ai choisi d’être la maire de ces nouveaux habitants. Mais je n’aurais pas pu m’y prendre différemment. La beauté et la richesse de mon île reposent aussi sur l’humanité de ses habitants.» —