Petite philosophie du trou noir
«Je suis philosophe de la gravité quantique, une théorie qui n’existe pas encore, explique Christian Wüthrich, professeur associé au Département de philosophie (Faculté des lettres) et organisateur d’une conférence qui se tient le 17 mai à l’UNIGE et lors de laquelle Fay Dowker, professeure de physique théorique à l’Imperial College de Londres, aborde ce thème. Ce n’est pas une discipline très ancienne. En fait, j’ai même contribué à la fonder et à en délimiter les contours, notamment avec mon collègue Nick Huggett, de l’Université de l’Illinois à Chicago. Nous sommes conscients que la théorie physique censée combiner dans une description unique les deux grandes théories actuelles que sont la mécanique quantique et la relativité générale est en cours de développement. Mais rien ne nous empêche d’y apporter déjà un questionnement philosophique. C’est intéressant et parfois même utile.»L’élaboration de la théorie de la gravité quantique est en effet une tâche rude. Les physiciens se sont lancés sur différentes pistes (dont celle de la théorie des cordes) et ne sont d’accord sur presque rien, qu’il s’agisse des objectifs de la théorie, des méthodes utilisées, des axiomes, etc.
Fay Dowker s'intéresse à la science du temps et à la contribution que pourrait apporter la future gravité quantique à cette notion
«On remarque que depuis une décennie, les choses tournent un peu en rond, estime Christian Wüthrich, lui-même formé en physique théorique et en particulier en relativité générale avant de devenir philosophe. On entend souvent les mêmes arguments. Les physiciens, pressés par le besoin d’obtenir des résultats et des financements, ont le nez dans le guidon. Résultat: de plus en plus d’entre eux sont ravis d’entendre de nouvelles idées, d’écouter un avis d’un philosophe qui est extérieur à leurs contraintes et qui parvient à s’affranchir de certains paradigmes.»
Fay Dowker en fait partie. Sa conférence s’est intéressée à la science du temps et à la contribution que pourrait apporter la future gravité quantique en particulier à cette notion qui est l’expérience du temps qui passe et qui n’est rendue par aucune des théories actuelles. L’exposé de Fay Dowker était dédié à la mémoire de Stephen Hawking. Le célèbre physicien britannique mort en mars 2018 a beaucoup travaillé au rapprochement de la théorie de l’infiniment grand et celle de l’infiniment petit, en se concentrant notamment sur les trous noirs.
Les trous noirs représentent la Pierre de Rosette de la gravité quantique
C’est d’ailleurs le sujet d’un des derniers papiers cosignés par Christian Wüthrich. Les physiciens estiment en effet que les trous noirs représentent la Pierre de Rosette de la gravité quantique. Stephen Hawking a notamment prédit que ces objets hyperdenses émettent une radiation, un phénomène qui met en jeu les deux théories. Malheureusement, cette radiation est trop faible et ne pourra jamais être détectée directement.
Les physiciens ont alors imaginé un système analogue, c’est-à-dire qui se comporte de manière comparable aux trous noirs, mais qui a l’avantage de pouvoir être mené en laboratoire. Il s’agit, par exemple, du condensat de Bose-Einstein, c’est-à-dire des noyaux d’atomes refroidis au point de se retrouver tous dans le même état quantique. Certains résultats semblent indiquer que la radiation de Hawking existe dans ce cas-là.
Le problème, c’est que plusieurs physiciens sont sceptiques sur la possibilité de transposer les résultats d’un système vers l’autre. Dans un article à paraître, Christian Wüthrich et ses collègues ont décortiqué l’argumentation point par point et ont réussi à trouver la faille dans le raisonnement qui invalide l’analogie. —