«Le numérique n’est pas l’ennemi des sciences sociales et humaines»
Le Journal: Quelles sont les transformations des sciences humaines sous l’influence des technologies numériques?
Jérôme David: La révolution numérique a un impact progressif sur plusieurs dimensions des sciences humaines, que ce soit sur la récolte des données, sur leur traitement ou encore sur leur diffusion. Le nombre d’archives en ligne conduit par exemple à un changement radical du mode de travail des chercheurs.
Pouvez-vous préciser?
D’abord, la quantité de documents disponibles excède les capacités individuelles de traitement. Par ailleurs, l’exclusivité de l’accès aux sources n’existe plus. Il faut donc imaginer comment produire du savoir sur des documents qui sont accessibles à tous. Cela ne peut plus être uniquement de la transcription ou des résumés. Il y a un vrai changement d’échelle: si le document d’archive existe toujours dans sa singularité, c’est son inscription dans des ensembles beaucoup plus vastes qui prévaut désormais.
Au-delà des archives, comment traiter les données issues des réseaux sociaux?
On assiste aujourd’hui à la production d’un nombre incroyable de données. Ces corpus n’ont pas encore été pensés pour déboucher sur des savoirs. Par exemple, personne ne sait comment stocker, ni interpréter tous les échanges Twitter effectués lors d’un Salon du livre. Il y a un réel effort d’imagination scientifique à faire pour conceptualiser ces données et en tirer de la connaissance. Avec le numérique, ce sont également toutes les articulations Université-Cité qui prennent une dimension nouvelle. Grâce aux nouveaux outils de diffusion, les savoirs que nous produisons sont désormais accessibles à tous. Cela modifie le rôle que l’Université peut avoir dans l’espace public.
La révolution numérique comporte-t-elle des risques? Si oui, lesquels?
Le numérique n’est pas l’ennemi des sciences sociales et humaines. Si des préjugés négatifs existent, il s’agit souvent en réalité de paresse intellectuelle. À l’opposé, certains experts vendent du rêve et les attentes publiques dans le domaine sont phénoménales... Le rôle d’un scientifique reste néanmoins de produire des résultats tangibles. Le plus grand danger est toutefois de confondre les outils avec la méthode. Les humanités numériques, ce n’est pas seulement la maîtrise des logiciels. Il est nécessaire de réfléchir au développement d’outils qui répondent aux préoccupations des sciences humaines, et pas seulement de se focaliser sur les gadgets à disposition, comme peut l’être une méthode de visualisation. Il faut aussi garder à l’esprit que certaines opérations interprétatives pourraient ne jamais devenir formalisables informatiquement.
Comment la Faculté des lettres a-t-elle pris ce virage?
La Faculté a pris l’option de placer le raisonnement computationnel au centre des humanités numériques, c’est-à-dire la façon dont les langages informatiques peuvent s’intégrer aux raisonnements des sciences humaines. Cela implique de comprendre ce qu’est un programme informatique et c’est pourquoi il serait bon d’inclure, dès le bachelor, une formation dans ce sens. Familiariser les étudiants en lettres au raisonnement computationnel, c’est aussi les préparer aux métiers du XXIe siècle. Une chaire professorale en humanités numériques sera par ailleurs prochainement mise au concours, avec pour mission de fédérer l’ensemble des travaux dans ce domaine et de donner des directions de développements possibles à la Faculté.
Ces nouveaux savoirs peuvent-ils être utiles hors de l’Université?
Deux axes sont à explorer. Le premier autour du développement d’outils d’enseignement pour les écoles intégrant une dimension numérique. Le Bodmer Lab réfléchit par exemple à des logiciels pour tablettes donnant accès à des éditions datant du XVIIe siècle. Qu’est-ce que cela change concrètement d’enseigner à partir d’éditions anciennes? Quels sont les coûts et les avantages de passer par une tablette? Tels sont les questionnements en cours.
Le second axe concerne le grand public. Le risque d’un illettrisme numérique existe. De nombreux savoirs se forgent au sein de l’Université, autour des manières de lire sur écran ou de la propriété des données individuelles. S’ils étaient diffusés plus largement, l’ignorance reculerait sur des questions majeures. Ce type de démocratisation du sens critique est crucial aujourd’hui. —
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