Journal n°151

Italo Calvino relu à la lumière des humanités digitales

image-4.jpgL’ensemble des livres d’Italo Calvino peut désormais non seulement se lire mais aussi se «voir». Le projet «Atlante Calvino, littérature et visualisation», soutenu par le Fonds national suisse, a en effet permis de réaliser quatre visualisations interactives de l’œuvre complète du romancier italien mort en 1985. La première est un tableau de tous ses écrits organisés par décennie. La deuxième présente l’intégralité de ses récits et leur histoire éditoriale. La troisième montre un nuage de points répertoriant les milliers de personnes qu’il cite. La dernière, enfin, trace une ligne du temps montrant les dates d’écriture et celles de publication. Ces résultats seront prochainement disponibles sur une plateforme Internet.

Entretien avec Francesca Serra, professeure au Département des langues et littératures romanes (Faculté des lettres), qui est à l’origine de cette nouvelle méthode d’analyse littéraire qu’elle explore en collaboration avec le laboratoire DensityDesign, du Politecnico de Milan, spécialisé dans les humanités numériques et dans la représentation visuelle de problèmes complexes.

Le Journal: D’où est venue l’idée de rendre littéralement visibles tous les aspects de l’œuvre d’Italo Calvino à travers des infographies interactives?
Francesca Serra
: J’ai beaucoup écrit sur Italo Calvino. J’ai notamment rédigé une monographie sur lui en 2006. C’est à cette occasion que je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de donner au public l’occasion de voir son œuvre sans pour autant en être un spécialiste, de la montrer autrement qu’avec des mots. Il se trouve qu’Italo Calvino se prête bien à un tel exercice.

Pourquoi?
Il jouit d’abord d’une notoriété internationale. Il est l’auteur de 200 récits et d’une vingtaine de livres traduits dans le monde entier. Cela fait de notre recherche un cas d’étude susceptible d’intéresser beaucoup de gens. Italo Calvino est aussi un auteur versatile. D’œuvre en œuvre, il change de mode narratif, ce qui nous oblige à adopter des techniques de critique littéraire et d’analyse différentes. Cette particularité pourrait bénéficier d’une approche numérique.

N’a-t-on pas déjà tout dit sur l’auteur de la fameuse trilogie composée du «Vicomte pourfendu», du «Baron perché» et du «Chevalier inexistant»?
La bibliographie critique sur son œuvre est en effet énorme mais en même temps assez répétitive. C’est justement pour cela que j’ai ressenti la nécessité d’expérimenter de nouvelles voies, de sortir du discours courant et d’essayer de découvrir des points de vue inédits à partir desquels on peut raconter de nouveau un auteur si étudié.

Qu’espérez-vous découvrir avec ces nouveaux outils?
Ces techniques de visualisation ne remplaceront pas nos moyens d’analyse actuels, mais ils nous permettront de mettre en évidence certains résultats, de les éclairer autrement, de révéler peut-être certains aspects inconnus de l’œuvre. Avec ce projet, j’ai l’impression d’extraire une sorte d’ADN de l’écriture d’Italo Calvino qui pourrait à son tour devenir objet d’étude pour les littéraires. Je suis très curieuse de ce que les humanités numériques peuvent nous offrir. Et pour le savoir, il faut aller voir, être créatif et ne pas craindre les échecs.

Italo Calvino avait une passion pour la science et l’expérimentation

Auriez-vous des exemples concrets?
La recension de tous les noms de personnes cités dans les essais d’Italo Calvino offre, par exemple, un nouvel éclairage sur ses références culturelles, les interactions entre elles et sur la façon dont elles évoluent. On peut ainsi regrouper et analyser les données et faire ressortir toutes les références datant du XIXe siècle ou encore tous les peintres cités par Calvino. Pour la suite, nous aimerions étudier la trame qui se cache derrière le motif, la façon dont l’œuvre s’organise et fonctionne. Nous aimerions nous focaliser sur certains thèmes comme le doute, qui se manifeste par sa référence récurrente au brouillard, ou la métamorphose, illustrée par les nombreuses villes réelles et imaginaires qui émaillent les textes d’Italo Calvino.

Pensez-vous appliquer cette analyse à d’autres écrivains?
L’un des objectifs du projet consiste à créer un modèle à même d’être utilisé pour étudier n’importe quel écrivain. Notre ambition est d’ouvrir une voie qui puisse servir de source d’inspiration pour d’autres recherches.

Selon vous, qui l’avez tant étudié, qu’aurait pensé Italo Calvino de ce travail?
Italo Calvino avait une passion pour la science et l’expérimentation. C’est un écrivain qui nous invite toujours à garder l’esprit ouvert. Aujourd’hui, il aurait presque 100 ans (il est né en 1923). Face aux transformations profondes auxquelles la littérature, la presse, les moyens de communication et la recherche sont confrontés, il ne serait pas resté claquemuré pour défendre la citadelle assiégée. Il serait sorti pour voir.  —