«Accepter de l’argent de l’industrie, c’est accepter une prise de risque»
Cent soixante-trois millions de francs. C’est ce qu’ont reçus l’an dernier les professionnels de la santé de la part de l’industrie pharmaceutique en Suisse, répartis entre financement de la recherche, frais de participation à des congrès, honoraires, etc., selon le site ScienceIndustries. Un versement généreux qui peut jeter le doute sur l’indépendance des médecins. Un symposium, organisé aux HUG le 14 février prochain, se consacre à cette relation. Directrice de l’Institut Éthique Histoire Humanités, Samia Hurst y interviendra. Entretien.
Le Journal: Quelles sont les bases du partenariat entre médecins et industries pharmaceutiques?
Samia Hurst: La médecine et l’industrie pharmaceutique partagent un objectif commun, celui d’améliorer les soins aux malades. Pour l’une et l’autre, ce but fait partie de leurs intérêts primaires, à savoir de leurs buts identitaires. Leurs autres buts, cependant, ne sont pas identiques. Si gagner de l’argent est un intérêt primaire des industries, il ne doit pas devenir une priorité pour les médecins. Ce conflit d’intérêts n’est pas forcément un mal, mais il y a un risque de se tromper de priorité, de sacrifier quelque chose d’essentiel au nom de quelque chose de secondaire.
Comment gérer ce risque?
La bonne gestion d’un conflit d’intérêts repose sur la protection des priorités justes. On ne peut pas blâmer un partenaire parce qu’il poursuit ses intérêts primaires, mais si l’industrie qui finance les recherches d’un médecin exige un droit de veto sur la publication des résultats par exemple, ce n’est pas acceptable. L’intérêt primaire du chercheur est en effet de faire avancer la science.
Quels types de lobbying posent problème?
Certaines situations peuvent sembler anodines et ne pas l’être, comme par exemple, les visites de représentants de l’industrie pharmaceutique au cabinet ou à l’hôpital. Leur but est d’informer les médecins, mais aussi d’influencer la prescription. Des études ont montré que celles-ci se modifiaient après une visite, même si les médecins pensent ne pas être influencés. Bien que les valeurs des cadeaux soient soumises à des limites très strictes, même un stylo en plastique ou un bloc de post-it peuvent induire un sentiment d’être redevable. Diminuer la valeur du cadeau ne suffit donc pas.
Que faut-il donc faire?
Avec mon prédécesseur le professeur Alex Mauron, nous avons exploré ces situations de conflits d’intérêts. Une de nos conclusions était que le moment de la prescription possède des caractéristiques telles qu’on ne peut pas se protéger efficacement du risque lié au conflit d’intérêts: les décisions se prennent dans des seuils flous où le jugement personnel est crucial. Les visites de représentants sont donc des situations où le risque n’est pas vraiment gérable: les médecins devraient en général refuser de les voir. Certains hôpitaux, dont les HUG, interdisent ainsi les visites aux médecins qui sont au début de leur formation.
Est-ce éthiquement acceptable de recevoir de l’argent de la part des industries?
Ce qui est inacceptable, c’est de faire passer l’intérêt du patient après son propre intérêt. Accepter de l’argent de l’industrie, c’est accepter une prise de risque: si celui-ci est bien géré, il n’y a pas de problème, mais s’il est excessif, il ne faut pas le faire. Le financement de la recherche clinique par l’industrie pharmaceutique par exemple ne pose pas de problème, car le danger peut être géré (contrat, surveillance externe). Il existe toutefois des industries avec lesquelles il n’y a pas d’intérêt primaire commun, par exemple les cigarettiers. La recommandation est alors de ne pas accepter d’argent.
Le législateur comme les institutions ont mis en place des règles. Celles-ci sont-elles utiles?
Elles le sont, mais elles n’empêchent pas ces difficultés d’augmenter car la nature du partenaire a changé. Par le passé, la marge de manœuvre des industries était large, avec de nombreux médicaments efficaces et lucratifs à développer. Petit à petit, ceux-ci se sont faits plus rares. Les stratégies des industries pharmaceutiques ont alors changé et l’intérêt commun est parfois devenu plus ténu, notamment quand des recherches portent sur des médicaments à faible valeur ajoutée.
Quel impact peuvent avoir les bases de données publiant les montants alloués aux professionnels de la santé?
Une fois que les informations sont publiques, il est nécessaire pour le médecin de montrer qu’il sait se prémunir contre les risques. Il doit aujourd’hui apprendre une compétence supplémentaire: montrer qu’il est digne de confiance. La première étape est simple: il faut l’être vraiment, ce qui signifie qu’il faut prendre des mesures pour se protéger de l’influence.
Que fait l’Université pour rendre les futurs médecins attentifs à ce problème?
L’Université de Genève a mis en place des règles institutionnelles. En termes d’enseignement, des contenus portant sur les conflits d’intérêts ont déjà été intégrés dans plusieurs cours, à la demande des étudiants. Un enseignement obligatoire spécifique, avec des exercices pratiques, sera, quant à lui, lancé en 2019. —
Jeudi 14 février — 14h
Réflexions autour des relations médecins – industrie pharma
Entrée libre
HUG, Bâtiment Prévost, 7e étage
Bio express
Nom : Samia Hurst
Titre : Professeure en bioéthique. Directrice de l’Institut Éthique Histoire Humanités (Médecine)
Parcours : Doctorat en médecine à l’UNIGE, puis Fellow au National Institutes of Health (USA). Consultante pour le Conseil d’éthique clinique des HUG, responsable de l’Unité d’éthique clinique du CHUV. Vice-présidente du Comité exécutif du CIOMS (Council for International Organizations of Medical Sciences).